Christianisme et judaïsme au péril de leurs messianismes respectifs
Dans l'histoire du christianisme, des idéologies et des initiatives,
politiques surtout, viendront pervertir la nature métaphorique de
l'Israël chrétien. On assistera à des résurgences intempestives du
messianisme royal, toujours enfoui dans l'inconscient des masses et des
chefs. Les mouvements que l'on dit « messianiques » n'apparurent que
relativement tard. Dans l'Europe chrétienne des VIIe et VIIIe siècles,
on proclama que l'Alliance entre Dieu et Israël renaissait dans
l'Alliance de Dieu avec la chrétienté, le
Verus Israel.
L'Église était perçue comme le peuple élu à la place d'Israël. On mit en
forme des conceptions de l'évolution historique des peuples fondées sur
l'histoire biblique d'Israël et sur la royauté de David. Le modèle
royal de l'Ancien Testament retrouvait vie et forme dans l'Empire romain
devenu chrétien dans les royaumes germaniques christianisés. On restait
en deçà d'un messianisme affirmé. L'idée ne s'exprimera que plus tard,
au XIIIe siècle, avec l'empereur Frédéric II (1194-1250), petit-fils et
successeur de Frédéric Ier Barberousse (mort en 1190). Aux yeux de ce
monarque, l'empereur était un second Messie, envoyé par Dieu afin de
procurer aux hommes la félicité terrestre, le sacerdoce ayant la charge
de les conduire au bonheur céleste. La manifestation explicite d'un réel
messianisme dans l'histoire chrétienne atteint un degré d'exemplarité
avec les Rois Catholiques d'Espagne au moment de la Reconquista, à la
fin du XVe siècle et au début du XVIe. Ce sera une première et une
dernière. Entre le début de la reconquête du royaume de Grenade en 1482
et l'échec de Charles Quint devant Alger en 1541, ce qui fait six
décennies, ce fut l'âge d'or du messianisme espagnol. De nombreuses
prophéties circulaient : elles annonçaient l'écrasement de l'islam et
jusqu'à la reprise de la Casa santa de Jérusalem, par Ferdinand (V
d'Aragon ou II de Castille) le Catholique (1452-1516), le Cardinal de
Tolède Cisneros (1486-1517) puis Charles Quint (1500-1558). Jusqu'à un
certain point, ce mouvement fut largement orchestré par la monarchie
comme une entreprise de propagande. Une dimension mystique lui était
nécessaire. Il fallait montrer que le souverain était bien le Nouveau
David dont parlaient les Prophètes d'Israël. On justifiait ainsi que la «
croisade » s'étendît au-delà de la reconquête du sol national, par la
lutte contre l'islam. Grenade fut prise en 1492 après dix ans de guerre.
L'événement provoqua un enthousiasme messianique auquel participaient
Espagnols et étrangers. Christophe Colomb fut gagné plus que quiconque
par le rêve messianique espagnol : il détermina l'ensemble de son œuvre,
y compris littéraire. La découverte de ce que l'on appela le « Nouveau
Monde » est à placer dans ce contexte.
Le judaïsme vit sévir chez lui un messianisme violent dès les
premiers moments de sa recomposition – après la ruine du Temple en 70 –
sans Messie au demeurant. Dans sa grande source fondatrice apparue vers
l'an 200, la
Mishnah, le Messie n'a que d'étroits strapontins. Il intervient davantage dans l'immense somme qu'est le
Talmud, composé du IIIe au VIe siècle. On le trouve plus encore dans les commentaires des Écritures, les
Midrashim.
Mais, dans les événements de la fin des temps, la fonction messianique
n'est que transitoire et subalterne : elle se limite aux actes qui
préparent la venue de ce que l'on nomme, d'une expression nouvelle : «
le monde à venir ». L'ensemble des actes de « salut » que le
christianisme attribue exclusivement au Christ, est réservé à Dieu. Dès
lors, il n'est pas étonnant que, dans l'histoire contemporaine de la
constitution du judaïsme, puis ultérieurement, la société juive ait
connu des résurgences archaïques du messianisme mémorisé, toutes
aventureuses. Autant de revanches d'un type d'espérance nationale
longtemps contenu. Après la ruine du Temple en 70 et de longs siècles
durant, l'histoire des Juifs sera jalonnée de tentatives armées aux
accents messianiques. On en a répertorié plus de soixante-quinze entre
le IIe et le XIIIe siècle. Il faut ajouter celles des siècles suivants,
jusqu'au XVIIIe. L'un des derniers des « messies » juifs vécut au milieu
du XVIIe siècle. Ce fut Sabbataï Zévi, de Smyrne, le plus acclamé et
suivi de tous. Un Messie sans arme cette fois ! Les communautés juives
enthousiastes lui réservèrent un accueil triomphal ; sa réputation
atteignit Hambourg, Amsterdam et Londres. Il s'agissait à présent de
fonder une religion nouvelle. Le succès fut immédiat et fulgurant. Du
monde séfarade, il gagna les communautés juives d'Europe. Un jour ce
sera la fin, ledit Messie se convertissant à l'islam pour sauver sa vie.
L'aventure un temps glorieuse de Sabbataï Zévi marqua pratiquement la
fin des mouvements messianiques juifs. Pas complètement toutefois.
Faisons un saut jusqu'à 1967 et la guerre des Six jours. La victoire
militaire des Juifs eut pour effet que l'État d'Israël maîtrisât pour
une large part, en deçà du Jourdain, le grand territoire qui, selon
l'historiographie biblique, constituait le royaume même de David. Cette
situation eut un impact d'ordre mystique et mythique à la fois sur
certains Juifs : il s'ensuivit la recrudescence d'éléments messianiques
dans la pensée religieuse et politique relative à
Erets Israel,
la Terre d'Israël. En certains milieux, la dimension mystique de la
conquête se trouva renforcée voire doublée par le fait consécutif de la
colonisation. Et il semblerait que, chez ces Juifs, le caractère central
de l'État d'Israël se trouvât minoré : il était perçu davantage comme
un moyen, au service de la conquête d'abord, qui à leurs yeux est une
reconquête, de la colonisation ensuite. Face à la tissure mystique de
l'expérience ravivée, expérience messianique de la Terre mythique (des
Ancêtres) d'Israël, l'État du même nom passe tout naturellement au
second plan. La voie se libère pour le Messie, le vrai roi d'Israël.
Or, plus encore que les Juifs juifs, ce sont ces groupes particuliers
que l'on appelle « juifs chrétiens », « chrétiens Hébreux », « Hébreux
catholiques » ou « Juifs messianiques », qui se sont trouvés sollicités
par la situation nouvelle créée par la guerre des Six jours. Qui sont
ces gens ? Leur mouvement s'est développé au XIXe et au XXe siècles. Ils
trouvent leur identité propre, par rapport au judaïsme institutionnel
ou rabbinique et par rapport au christianisme ecclésiastique ou
dogmatique, dans l'héritage direct des premiers disciples juifs de Jésus
Christ implantés à Jérusalem. Leur objectif est de faire naître et
exister de nouvelles assemblées selon le modèle judéo-chrétien des
origines. Ils reçoivent l'Ancien et le Nouveau Testament, celui-ci étant
pour eux œuvre juive. Mais ils prennent leurs distances à l'égard de la
théologie et de la liturgie des Églises issues de la Gentilité. Ils
professent que Jésus est le Messie d'Israël, le Fils de Dieu et le
Rédempteur du monde. Installés à Londres, Varsovie, Budapest, Chicago et
ailleurs, c'est en Israël et plus encore à Jérusalem qu'ils retrouvent
aujourd'hui des motivations ravivées. Ils se considèrent comme
appartenant à un mouvement de restauration. À partir du ressourcement
aux origines qu'ils préconisent, ils tiennent à promouvoir des idéaux et
des concepts nouveaux dans le corps universel des vrais disciples de
Jésus Christ : Jésus le Juif, exemplairement juif. Ils affirment que par
leur foi en ce dernier, Messie d'Israël, ils deviennent des Juifs
accomplis. À leurs yeux, Paul de Tarse n'est pas le prévaricateur ayant
trahi son peuple, mais un juif loyal, juif pédagogue qui a su introduire
le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob dans le monde des nations, tout
en combattant les philosophies orientales et grecques : il est lui-même
Juif exemplaire. Ces juifs chrétiens demeurent fermement attachés à la
Torah, à la circoncision et aux fêtes juives. Le sabbat, par opposition
au
dies solis ou
Sunday romain, le dimanche,
revêt une grande signification pour eux. Ils tiennent pour le
calendrier des fêtes, la Pâques en priorité, hérité de la chronologie
biblique.
Tant la victoire israélienne de 1967 que l'occupation et la
réunification de Jérusalem furent vite interprétées par ces Juifs
chrétiens comme un « signe des temps » particulièrement fort. Cet
événement précéderait la seconde venue de Jésus et l'instauration de son
règne de mille ans à Sion, à l'issue de la guerre finale de Gog et
Magog. Jérusalem deviendra alors le centre du monde et la promesse
divine à Abraham, Isaac et Jacob sera vraiment réalisée. Durant mille
ans, la paix et la tranquillité marqueraient le règne du Messie. Viendra
ensuite une quatrième guerre mondiale et enfin apparaîtront « une terre
nouvelle et des cieux nouveaux ». Avec le millenium et les guerres de
la fin des temps, suivis de la transformation de la terre et des cieux,
nous sommes dans l'apocalypse.
André Paul
Décembre 2004
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