samedi 11 novembre 2017
Juifs de France et Israel avec Esther Benbassa, théo Klein, Patrick Klugman, Dominique Vidal
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Comment les Juifs de France pensent-ils et vivent-ils aujourd’hui leur relation au sionisme d’une part et à la politique israélienne de l’autre ? Quels sont les débats en cours alors que les violences antisémites ont connu un certain regain mais alors que d’un autre côté des replis communautaristes s’affirment ? Nous en avons débattu avec Esther Benbassa, historienne, Théo Klein, ancien président du Comité représentatif des institutions juives de France (CRIF), Patrick Klugman, ancien président de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) et Dominique Vidal, journaliste au Monde diplomatique.
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Mouvements : Cette table ronde a pour but de mieux cerner le rapport des Juifs de la diaspora au sionisme, peut-être pourriez-vous commencer en précisant votre propre définition du sionisme…
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Théo Klein : À titre personnel, je dirais volontiers que je n’ai jamais été réellement sioniste. D’abord, j’ai vécu dans une famille française religieuse orthodoxe et qui n’envisageait pas la possibilité du sionisme, encore que la branche allemande de la famille soit partie s’installer en Palestine avant 1938. Toutefois, vu de Paris, cela nous paraissait curieux.
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Je me suis intéressé de plus près au sionisme au moment de la création de l’État d’Israël, et je m’en suis donné cette définition tout à fait personnelle : pour moi, le sioniste est celui qui est monté dans un avion ou dans un bateau en direction de la Palestine et, plus tard, d’Israël, et qui n’y est pas encore arrivé. Avant, c’est un Juif de la diaspora ; durant le périple, il est sioniste et, une fois arrivé en Israël et ayant acquis la nationalité israélienne, il est israélien. L’utilisation du mot « sionisme » va donc exactement dans le sens contraire de ce qu’il a été avant la création d’Israël, où le sioniste était celui qui se préparait à partir. Aujourd’hui, celui qui se dit à Paris, ou ailleurs hors d’Israël, sioniste, est celui dont on est sûr qu’il ne fera pas son aliya. C’est-à-dire que je considère que le sionisme a accompli l’essentiel de sa tâche à partir du moment où il a permis de créer un État juif en Israël fondé sur la loi du retour, ce qui était son but essentiel.
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Le maintien artificiel depuis maintenant cinquante-six ans de l’Agence juive, qui était l’organe représentatif des Juifs par rapport à l’Autorité britannique mandataire, introduit un brouillage dans la situation, de même que l’usage qui est fait du mot « sionisme ». L’Agence juive représente la mémoire de quelque chose qui n’a plus de raison d’être et personne n’a eu le courage de la dissoudre, d’autant que cela aurait conduit à supprimer un certain nombre de fonctions très agréables pour ceux que l’on ne pouvait plus garder dans des fonctions gouvernementales ou parlementaires importantes, et que l’on plaçait – et place encore – à l’Agence. Aujourd’hui, je pense que le sionisme peut, à la rigueur, rester une aspiration individuelle de gens qui veulent aller s’installer en Israël mais, en tant que mouvement, il n’a plus réellement de raison d’être, et entraîne même une confusion générale – aussi bien dans la diaspora qu’en Israël.
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Esther Benbassa : Je me situe pour ma part en tant qu’historienne. « Sioniste », « anti-sioniste », « a-sioniste » : ce sont des mots qui circulent mais qui ont perdu leur sens premier. Le sionisme a été d’abord un mouvement nationaliste né dans la foulée des mouvements nationalistes européens au xixe siècle. Le développement de l’antisémitisme moderne dans les années 1870 et les pogroms de 1881-1882 en Russie confèrent une urgence nouvelle à des discours jusqu’ici isolés. Le sionisme politique moderne s’est concrétisé avec le Congrès de Bâle en 1897 sous la houlette de Théodor Herzl. Tout au long de son histoire, le mouvement sioniste abrita plusieurs tendances, différant tout autant par les stratégies qu’elles préconisaient que par l’idée qu’elles se faisaient du futur État juif. Outre les sionistes pratiques, politiques, culturels, religieux, il y avait aussi les sionistes socialistes qui vont dominer la scène longtemps après la fondation de l’État d’Israël. Avant que la Palestine ne s’impose comme le seul pays susceptible de rassembler les Juifs dispersés, on envisagea diverses autres possibilités, allant de l’Ouganda à la Nouvelle-Calédonie, en passant par l’Argentine et Madagascar. Ce n’est qu’après la mort de Herzl en 1904 que ses successeurs se fixent inconditionnellement sur la Palestine. La fondation de l’État d’Israël est l’aboutissement de l’idéologie du mouvement sioniste dans un contexte bien défini qui est celui de l’après-guerre et du génocide des Juifs. À partir de la fondation de l’État, on passe de l’idéologie à la realpolitik. Ce n’est pas par hasard si l’on a parlé ces dernières années des « post-sionistes », lesquels n’ont plus le vent en poupe et ce depuis la deuxième Intifada. Le terme même de « post-sioniste » interpelle parce qu’il implique d’avoir été sioniste avant de devenir post-sioniste. Aujourd’hui, curieusement, le sionisme est plutôt revendiqué par des religieux installés dans les territoires occupés (Gouch Emounim : Bloc de la Foi) et qui ont récupéré l’ethos sioniste du travail de la terre, de la colonisation, etc. Il s’agit donc d’un mot et d’un mouvement complexes, manipulés à différentes fins et qui, aujourd’hui, mériteraient peut-être d’être redéfinis. Il convient également de se demander ce qu’il reste du sionisme dans la realpolitik d’Israël aujourd’hui.
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Dominique Vidal : Il y a, pour moi, deux dimensions distinctes. La première touche à ce qu’est le sionisme pour un historien – et c’est un vaste domaine encore trop méconnu. Aussi devrait-on se pencher davantage sur la nature d’un mouvement qui fut à la fois un mouvement de libération – pour les minorités nationales juives d’Europe centrale et orientale – et un mouvement de colonisation ; sur le rapport du sionisme à la question arabe ; sur la bataille des sionistes pour gagner les communautés juives, où ils furent longtemps minoritaires face à d’autres courants : le Bund, partisan d’une autonomie juive au sein des États d’Europe centrale et orientale ; les communistes, pour qui la révolution socialiste devait régler la « question juive » ; les religieux, dont aucun, à l’époque n’était sioniste… Il faudrait aussi évoquer les batailles internes au sionisme, notamment au sein du Yichouv, la communauté juive de Palestine, des années 1920 et 1930 : des binationalistes, à gauche, aux révisionnistes, à droite, en passant par les socialistes et les libéraux. Ces affrontements portaient avant tout sur ce qu’il fallait faire de la Palestine… et des Arabes palestiniens. Avant la Seconde Guerre mondiale, l’avenir restait ouvert : en 1944 encore, les binationalistes ont recueilli 42 % dans les dernières élections syndicales du Yishouv. Bref, on ne peut pas parler du sionisme comme d’un mouvement monolithique.
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Autant le sionisme demeure donc, pour l’historien, un terrain de recherches, autant, du point de vue politique, c’est une question quasiment obsolète – parce que l’État d’Israël, dont la création était le but même du sionisme, existe depuis plus d’un demi-siècle. Il s’agit d’un État parmi d’autres au Proche-Orient, et il convient de le considérer comme n’importe quel État, en fonction de sa politique intérieure et extérieure.
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J’ajoute un dernier point. En tant que pacifiste, je dois avouer que la question du sionisme me semble un vrai boulet. Dans tous les débats auxquels je participe, je m’insurge contre la tentation de se focaliser sur elle car, pour moi, le vrai clivage ne se situe pas là, mais entre ceux qui souhaitent un État palestinien indépendant aux côtés de l’État d’Israël, et ceux qui s’y opposent. Autrement dit, entre les partisans d’une paix permettant aux deux peuples de survivre à ce tragique engrenage, et ceux qui vont, si rien ne les en empêche, emmener l’un et l’autre dans le mur. Or, plus de 80 % des Français se prononcent pour l’établissement d’un État palestinien aux côtés d’Israël…
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Quel État pour les Palestiniens ? Sur quel territoire ? Avec quelle capitale à Jérusalem-Est ? Que faire des colonies ? Comment gérer les ressources naturelles ? Quelle solution apporter au problème des réfugiés ? Quelle sécurité pour les deux États ? Voilà, entre autres, les questions autour desquelles on peut débattre et se rassembler. Mais si l’on pose comme pré-condition, positive ou négative, le rapport au sionisme, on rétrécit forcément les possibilités d’action commune de tous ceux qui – sionistes, a-sionistes, anti-sionistes ou sans opinion sur ce point – pensent qu’il faut la paix et en partagent une vision commune.
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Et je vois là un risque majeur. Dans les rencontres auxquelles j’ai participé, depuis un an, autour de mon livre Le mal-être juif [1]
[1] Le mal-être juif. Entre repli, assimilation et manipulation,...
, j’ai été frappé que des hommes et femmes qui font référence au sionisme puissent se retrouver autour de certains objectifs et de certaines valeurs avec d’autres qui ne s’y reconnaissent aucunement. À mes yeux, ceux qui souhaitent afficher leur sensibilité sioniste peuvent le faire en toute légitimité, comme ont toute légitimité ceux qui font l’inverse, à condition que les uns et les autres s’expriment dans un langage acceptable pour tous. Mais là n’est pas le terrain sur lequel les gens peuvent au mieux se rassembler et agir ensemble pour qu’on avance enfin au Proche-Orient.
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E. B. : J’ai grandi en Israël et y ai fait mes études, et j’ai rarement entendu quelqu’un demander à un autre s’il est sioniste ou non. En revanche, les gens se positionnent par leur appartenance à des partis ou à des groupes – on est oriental ou européen, on s’identifie au Likoud, au Parti travailliste ou au Shass (Parti orthodoxe sépharade). En revanche, ce qui frappe l’historien de prime abord est de constater à quel point le mot « sionisme » est mis en avant en diaspora et ceci jusqu’à la surenchère. C’est ce décalage qui est intéressant, et c’est peut-être dans celui-ci que nous devrions chercher une réponse à nos questionnements.
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Patrick Klugman : Sur le plan historique, j’aime assez dire que ce mouvement a été l’application aux Juifs du vieux principe émancipateur du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Mais puisque l’on parle d’une idéologie et d’une question politique, il ne sert à rien de penser le sionisme en 2004 avec les termes de 1904, date de la mort de Herzl. Tout simplement, la question sioniste se pose parce que le fait politique existe. La question sioniste ligue et rassemble des foules, d’ailleurs parfois hystériques, donc il ne sert à rien de nier son existence. Il ne sert à rien, en particulier, de prétendre que parce qu’Israël existe, la question sioniste ne se pose plus. Mais, surtout dans le monde arabe, après ce qui s’appelle la « Nakba » (la création de l’État d’Israël), la question du sionisme a été l’objet de fantasmes. Le fait qu’on se demande encore s’il faut, après tout, un État pour les Juifs, prouve bien que la question sioniste n’est pas résolue.
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Le sionisme, c’est exactement comme la République en France : en période de paix sociale, personne ne se déclare républicain ; mais dans un état de tension intercommunautaire et de crispation politique forte, le mot « République » sort des chapeaux et on le met à toutes les sauces. Il en va de même en Israël pour le mot « sionisme » qui, après trois ans d’Intifada et de radicalisation, revient beaucoup plus souvent dans les débats qu’auparavant. Mais aujourd’hui, en Israël, qui sont les sionistes ? Ce sont ceux qui, quel que soit le mot qu’on y colle, sont pour conserver un caractère juif à l’État d’Israël. Les religieux ont leur vision et les laïques ont la leur, mais tous deux ont en vue que c’est dans ce projet historique que cet État s’est constitué, et qu’il doit le garder, à la fois comme une vocation et comme une trace.
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La deuxième remarque est que le sionisme – et c’est un phénomène majeur – est en effet devenu une idée diasporique. Le sionisme est ce qui relie aujourd’hui la majeure partie du peuple juif, composante israélienne et composante diasporique. C’est une espèce de relation entre la périphérie et le centre. Le centre du peuple juif, tant en termes démographiques que culturels avec la renaissance de l’hébreu, se trouve en Israël. Il y a par ailleurs d’autres centres, périphériques : la France en est un, les États-Unis en sont un autre. Quand je rencontre un Juif argentin, il existe deux chances sur trois pour que ce qui nous relie soit un sentiment d’appartenance commune à l’histoire et à un projet. Nous ne serons ni l’un ni l’autre israélien, mais il y a un lien culturel et idéologique fondamental, qui est Israël. Le lien des Juifs à Israël passe donc par le sionisme, ou parfois par l’anti-sionisme – mais il passe forcément par cette question-là. Quel que soit le sentiment des uns et des autres sur la politique israélienne, il existe un lien non pas de citoyenneté mais idéologique, qu’on appelle le sionisme.
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T. K. : On est lié à Israël, pour toutes sortes de raisons, depuis 1967. Avant, ce n’était pas tellement ressenti mais, lors des semaines qui ont précédé la guerre des Six jours, durant cette période où l’on parlait de la destruction d’Israël, les Juifs envoyaient des messages aux Israéliens pour leur proposer d’envoyer leurs enfants ici. Les Juifs de France voulaient sauver les enfants, qu’il n’y ait pas une deuxième Shoah ! Je ne dis pas que les Israéliens riaient de ces propositions, mais ils les ont totalement refusées. Il y a eu en tout et pour tout un enfant envoyé.
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J’ai été, plus tard, président du CRIF et j’ai essayé d’exprimer la solidarité avec Israël sous une forme qui ne nous engage pas politiquement. Et maintenant, à chaque fois que je suis interrogé sur le CRIF, je réponds que personne ne peut prétendre que le CRIF soutient le gouvernement d’Israël puisque le CRIF a toujours soutenu tous les gouvernements d’Israël… Cela signifie qu’il soutient la population d’Israël, mais pas la politique particulière des gouvernements. Il faut donc essayer de comprendre ce soutien fondamental que je mets sur le compte de la solidarité familiale.
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D. V. : À propos du rapport qu’entretient la diaspora avec le sionisme, je le répète : je trouve évidemment normal que les citoyens français qui se considèrent comme sionistes le disent, et même tout à fait sympathique que certains d’entre eux affirment que l’on peut être sioniste et pro-palestinien. Mais on aurait tort de confondre la communauté juive organisée – avec son discours, son vocabulaire, ses habitudes – et la grande masse des Juifs français.
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Donc, à mon avis, le souci principal n’est pas le sionisme. La cause de leur inquiétude est évidente : 85 % d’entre eux ont des proches en Israël. Il s’agit d’abord d’un lien personnel avec des gens de chair et de sang, et pas seulement un lien idéologique. À cette inquiétude s’en est ajoutée une autre, suscitée par la multiplication des violences antisémites en France. Voilà pour les causes conjoncturelles du mal-être juif. Mais sa cause structurelle se trouve ailleurs : dans la crise d’identité du judaïsme français. Lors de la préparation de mon livre, j’ai vu tant de personnes qui, au terme de la discussion, se demandaient : « qu’allons-nous transmettre à nos enfants et à nos petits-enfants ? » Cette angoisse de ne pas transmettre quelque chose du judaïsme n’a, selon moi, rien à voir avec le sionisme.
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P. K. : Là où je suis d’accord avec vous, c’est pour dire que la question d’Israël est réglée, et qu’il reste à construire l’État palestinien. Mais que dites-vous quand l’Assemblée générale des Nations unies en 1975, vingt-huit ans après la création de l’État d’Israël, dit que le sionisme est égal au racisme ? Il reste encore des gens qui disent que le combat demeure de mettre à bas l’État d’Israël parce qu’il est fondé sur un projet injuste appelé le sionisme.
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D. V. : Est-ce que vous en connaissez beaucoup en France ?
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P. K. : En France, il y en a quelques-uns. Regardons les cortèges, comme ceux contre la guerre en Irak : ce sont des choses que l’on retrouvait sur les pancartes et pas seulement chez quelques-uns. On a vu des « sionisme = racisme », des « sionisme = croix gammée »… La question du sionisme est maintenue comme un fait politique par ceux qui le contestent. C’est là un fait objectif et tangible. Attention, je ne parle pas des gens qui sont contre la politique de Sharon, cela n’a rien à voir ! Cela n’excuse ni ne justifie quoi que ce soit, mais il faut prendre en compte le contexte d’escalade en cours depuis trois ans avec la reprise de l’Intifada, sa répression, les attentats kamikazes. Lors d’une émission de Franz-Olivier Giesberg en mars 2003 à laquelle je participais, Tarik Ramadan à un moment disait qu’il faut la paix dans la région et la coexistence entre Arabes et Juifs. Je lui ai dit que je suis pour un État palestinien à côté de l’État d’Israël, et je lui ai demandé s’il pouvait dire la même chose. Pour toute réponse, j’ai eu un grand blanc, puis il a fini par répondre que non, qu’il est pour un grand État laïque.
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D. V. : Dans le livre qu’il a écrit avec Alain Gresh, il exclut explicitement l’hypothèse d’une disparition d’Israël.
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P. K. : Oui, mais quand vous poussez, comme je l’ai fait ce soir-là, voilà ce qui est sorti ! Le triste histrion Dieudonné a fait naître le scandale en disant qu’il était contre l’« axe américano-sioniste ». Il diffuse donc là une thèse antisioniste.
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T. K. : C’est une attitude qui me paraît totalement irraisonnable de la part de la communauté juive française que de courir après tous ces bruits et ces petites choses pour en faire des monuments, leur donner de l’importance et les gonfler pour qu’on en parle. J’ai envie de leur dire : c’est irraisonnable parce que vous êtes mal à l’aise et vous ne savez où et comment vous situer. Vous ne voulez pas reconnaître que vous êtes simplement des citoyens français qui vivez en France et que vous devriez peut-être aller chercher votre judaïté ailleurs que dans ces combats avec des imbéciles qui disent des âneries !
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E. B. : Dieudonné, au lieu d’en parler tant, il aurait fallu l’ignorer. Parce qu’à force de faire ce battage, on est en train de provoquer un vrai antisémitisme. Les martyrs sont très pratiques : il y a d’abord eu Ramadan, puis Dieudonné. Mais à cela s’ajoute quelque chose de plus grave encore. On nous demande de réécrire l’histoire pour aller dans le sens de ce que les Juifs attendent ! Une histoire lue sous l’angle de l’antisémitisme généralisé. Que la résurrection d’un antisémitisme qu’on avait cru disparu suscite désenchantement et colère, on le comprend. En revanche, cet acharnement à traquer derrière chaque mot, chaque geste, derrière chaque critique de la politique israélienne, un arrière-fond antisémite déconcerte parce qu’il ne rehausse nullement l’image d’Israël écornée surtout à partir de la seconde Intifada, mais au contraire la dessert plus encore. Nous entrons là dans la phase dangereuse de l’intimidation. Une intimidation dont les cibles sont aussi bien la presse, les responsables politiques que les intellectuels. Et désormais, non seulement tout non-juif est soupçonnable d’antisémitisme, mais on s’en prend aussi à ces supposés « mauvais » Juifs dont le seul tort est bien souvent de ne pas adhérer à la politique d’Ariel Sharon. On les boycotte, on les éreinte, on les insulte, on leur intente des procès. On les accuse d’avoir la « haine de soi » et, pire encore, de créer de l’antisémitisme. Il est temps d’arrêter de confondre anti-sharonisme ou antisionisme avec antisémitisme, même si je reconnais que la confusion existe de tous côtés et que les glissements de type antisémite ne sont pas absents chez ceux qui s’opposent systématiquement aux agissements d’Israël. De même qu’il existe de la part des Arabo-musulmans de France une équation ramenant tout Juif à un Israélien.
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P. K. : Je parle d’autre chose. Il y a tout de même un sondage réalisé par la Sofres qui fait apparaître que 67 % des Français, je crois, se disent antisionistes. Ces chiffres n’ont malheureusement pas été publiés. Quand on interroge sur le sionisme, l’opinion publique moyenne française, qui ne connaît rien à la question, se situe de cette manière. C’est vrai qu’il s’agit d’un antisionisme assez flou, parce que les gens vous disent à la fois qu’ils sont antisionistes et qu’ils sont pour deux États… C’est très fréquent. Mais dans une déconstruction idéologique généralisée, le mot « antisioniste » pousse comme un champignon. On entend dire aussi « je ne suis pas antisémite, je suis antisioniste ou contre la politique du gouvernement d’Israël ». Tous les gens qui ont un problème avec la question juive ont, évidemment en Europe en 2004, quelque difficulté à assumer le mot antisémite. Alors, je sais bien qu’on n’est pas forcé de tout relever mais, à un moment donné, il faut savoir penser avec son époque, et écouter les faits politiques.
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M. : Il est clair que c’est le contexte politique au Proche-Orient qui a pour conséquence cette montée de conflits ou de sentiments hostiles. N’y a t-il pas un parallélisme entre la manière dont la communauté juive de France réagit par rapport à ces questions et la manière dont la société israélienne réagit par rapport au conflit israélo-palestinien ? À travers les réactions de certains, on a le sentiment d’être revenu à une situation où être juif en France (ou être israélien par rapport au monde extérieur), c’est être isolé, et avoir le monde contre soi. Comment voyez-vous cette évolution ?
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E. B. : Il est évident qu’il y a une projection du conflit israélo-palestinien en France et en Europe. Les Arabes ou les musulmans s’identifient à un islam planétaire et aux Palestiniens, les Juifs s’identifient à Israël et à l’ensemble du judaïsme il n’y a plus de frontières et cette projection du conflit israélo-palestinien se fait dans un contexte de communautarismes transnationaux et de culture de l’entre-soi. C’est dans cette projection que les choses ont commencé à se dégrader. Il y a eu d’un côté la montée de ces actes hostiles à l’endroit des Juifs venant de certaines couches maghrébines, que je qualifierais de groupes délinquants et, de l’autre côté, une peur qui s’est greffée sur le traumatisme existant des Juifs en France, avec une sorte de devoir de vigilance que l’on retrouve surtout chez la deuxième ou même la troisième génération d’immigrés juifs d’Afrique du Nord. On les a entendus dire : « on ne veut pas vivre la même chose qu’ont vécue nos frères ashkénazes et leurs parents ». Ainsi, on va de plus en plus loin dans la surenchère sur l’antisémitisme et la défense d’Israël, une défense sans doute légitime, mais qui se fait souvent sans esprit critique aucun. Il en est de même dans les milieux issus de l’immigration maghrébine qui se rangent du côté de la cause palestinienne coûte que coûte. Irons-nous vers des affrontements dont la violence suivra la courbe des évènements au Proche-orient ?
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D. V. : À propos des violences antisémites, je pense que l’histoire jugera assez sévèrement les autorités françaises qui étaient en place à l’automne 2000 et n’ont pas fait ce qu’elles devaient. Mais elle jugera aussi sévèrement la manière dont cette vague d’attaques anti-juives a été manipulée par certains intellectuels et dirigeants communautaires. Qui ont entretenu – et entretiennent encore – une confusion inexcusable. Car nous avons le rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) du printemps dernier, et nous avions déjà, en 2002, le Livre blanc de l’UEJF et de SOS Racisme. Les chiffres sont clairs : le nombre d’actes de violence racistes a été multiplié par quatre entre 2001 et 2002 et, parmi ces derniers, celui des actes de violence antisémite a été multiplié par six. C’est donc une progression gravissime, heureusement suivie d’un recul net en 2003 : – 38 %, selon le ministère de l’Intérieur.
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Comment analyser ces statistiques ? La réponse ne fait pas de doute, pour peu qu’on se donne la peine de lire les experts consultés par la CNCDH : il n’y a pas de progression de l’antisémitisme politique de masse en France. Au contraire, ce dernier connaît une marginalisation continue. En gros, il tourne autour de 10 %, ce que tous les sondages confirment. Ainsi 89 % de nos concitoyens estiment que les Juifs sont « des Français comme les autres ». Une proportion à peine plus faible pense qu’il faut restituer les biens confisqués pendant la guerre. Et 90 % jugent naturelle l’élection d’un président de la République juif - quand j’étais lycéen, seule la moitié des Français exprimaient cette opinion. J’ajoute que, dans le Livre blanc de l’UEJF, le directeur de la Sofres soulignait que les jeunes Maghrébins rejettent l’antisémitisme dans des proportions comparables aux autres jeunes Français.
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Alors, pourquoi ces agressions contre des lieux de culte ou d’enseignement juifs ? Le ministère de l’Intérieur le précise : ils sont presque tous le fait de jeunes de banlieue – je dis bien de banlieue, et pas nécessairement arabes : quelques 40 % des jeunes appréhendés ne le sont pas. Mais tous ont en commun de vivre dans des quartiers difficiles, dont la grande majorité des habitants sont au chômage et où les conditions de vie deviennent insupportables. Leur violence vise les Juifs, mais aussi les Noirs, les jeunes filles, les pompiers, les policiers, etc. C’est, comme l’a dit d’emblée Théo Klein, dès l’automne 2000, une « violence sociale ».
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Comment combattre ce phénomène ? Premièrement – on oublie parfois de le dire –, la police et la justice ont leur rôle à jouer. Il est important que les auteurs de délits racistes soient arrêtés, condamnés et qu’ils accomplissent leur peine afin de faire exemple. Deuxièmement, contre le racisme, il faut rassembler, et non diviser. De ce point de vue, le bureau du CRIF a eu tort, à mon avis, en avril 2002, de refuser la proposition d’une manifestation de toutes les forces démocratiques contre les violences racistes et antisémites. À une voix de majorité, on s’en souvient, il a appelé à manifester contre l’antisémitisme et pour le soutien à Israël, ce qui réduisait la protestation au lieu de l’élargir.
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Enfin, ce combat, il convient d’aller le mener dans les banlieues. Cela ne sert à rien de faire, dans les beaux quartiers, des discours pour stigmatiser les jeunes délinquants : il faut aller parler avec les jeunes des quartiers dits « sensibles », pour essayer de rationaliser ce qui est irrationnel, de dépassionner ce qui est passionnel, de désethniciser un conflit qui n’a strictement rien d’ethnique ni de religieux – c’est une bataille politique pour la terre, pour l’eau, pour les frontières…
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Depuis un an, Leïla Shahid, Michel Warschawski et moi-même participons à des débats qui nous conduisent systématiquement en banlieue aussi bien que dans les centres-villes – à notre demande. Cette exigence amène à collaborer des personnes qui se connaissent à peine, et sont souvent porteuses de préjugés réciproques : d’un côté, des partis, syndicats et associations traditionnels, de l’autre, des regroupements de jeunes de quartiers de toutes origines, qui vivent toutes les discriminations au quotidien. On mesure là combien l’antisémitisme et le racisme expriment avant tout de terribles frustrations sociales. Et, malgré tout, lorsqu’on arrive à les faire tous travailler ensemble, quelque chose se passe. Les mythes s’effondrent, les préjugés tombent. Surtout quand Leïla Shahid, avec l’autorité que sa fonction de déléguée générale de Palestine et son charisme lui valent auprès de ces jeunes, s’attaque à certaines idées reçues. Le « complot juif » comme les discours islamophobes, le Protocole des sages de Sion comme les séquelles d’idéologie néocoloniale, bref tous ces insupportables poisons nuisibles à l’action commune contre le racisme et l’antisémitisme. Nos dialogues portent sur le conflit israélo-palestinien, mais pas seulement : on y parle de tout, y compris du voile et de la loi sur la laïcité…
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E. B. : Cet effort pédagogique est aussi nécessaire avec les élites, car les élites transmettent leur savoir mais aussi leur vision du monde et des évènements. Aujourd’hui, il faut passer de la phase de dénonciation de l’antisémitisme à une phase constructive. Jean-Christophe Attias et moi-même essayons, avec d’autres, de créer les conditions d’un dialogue judéo-musulman. Nous organisons le 13 mai 2004, en Sorbonne et à l’Institut du monde arabe, une grande journée de colloque et de rencontres à laquelle nous avons également convié des institutionnels juifs qui avaient allumé le feu très tôt et ceci afin de susciter un échange avec des intellectuels arabes. Et il est vrai que, depuis les Accords de Genève, on constate une toute petite détente. Nous essayons de monter des journées de formation dans les écoles, et ce projet vise à recevoir l’homologation du ministère de l’Éducation afin de former les professeurs qui, parfois par excès de gauchisme, parfois pour d’autres raisons, commettent quelques bévues et ne savent pas toujours répondre aux questions de leurs élèves. Nous sommes en train de préparer un livre sur l’enseignement du religieux comme fait civilisationnel proposé aux enseignants et aux élèves. Je crois qu’aujourd’hui il est temps de passer à l’action et de refuser cette hystérie qui ne risque pas de s’arrêter toute seule. On ne peut plus rencontrer un Juif qui ne vous dise à quel point ça va mal, qui ne se demande s’il devrait quitter la France. D’ailleurs, cette hystérie ne se concrétise que peu dans les faits puisque l’on sait qu’en 2002, année record de l’émigration vers Israël, il y a eu seulement un peu plus de 2000 départs.
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P. K. : Je ne conteste pas que la paranoïa soit tout à fait réelle. Mais le rapport des Juifs ashkénazes à la Shoah ne peut être entièrement rationnel. S’y ajoute pour les Sépharades, le fait d’avoir vécu dans les deux dernières générations une rupture de civilisation et de pays. À l’échelle d’une communauté entière, cela représente un traumatisme violent sur trois générations. Aussi les gens réagissent-ils de façon complètement irrationnelle. J’entends à longueur de débats dans des écoles juives et des centres communautaires des gens me dire « ça y est ! On est fichus ! Ils sont dix millions, ils vont venir ! » « Ils », c’est un prisme fantasmé d’une masse arabe s’abattant sur la pauvre synagogue de Ménilmontant ! Évidemment que c’est irrationnel… Et c’est en cela que la jeune génération, qui est née ici, n’a pas ces peurs.
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E. B. : C’est la jeune génération qui a fait de cette vigilance son credo, ce ne sont pas les vieux !
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P. K. : Sharon, deux fois de suite, a gagné les élections de la trouille. La peur est un fait politique ! Je dis qu’il faut se saisir des faits et, après, les travailler. Personnellement – et c’est mon principal différend avec Roger Cukierman – j’en ai marre du climat de peur qu’il fait régner dans la communauté juive en laissant dire que la France est antisémite. Je n’en peux plus de ce climat de panique ! J’ai été le premier à allumer le feu, comme vous dîtes, sur la dénonciation de la montée de l’antisémitisme parce qu’il fallait bien dire qu’il y avait un problème ! Mais ce que je sais aujourd’hui, c’est que les principaux d’éducations, les commissaires de police, les recteurs d’académie etc., tout le monde a reçu des directives. Ce que je sais, c’est que la protection des lieux de culte et des lieux d’éducation juifs a été renforcée. Ce que je sais, c’est qu’une loi a été votée à l’unanimité à l’Assemblée et au Sénat. Ce que je sais, c’est que tous les médias ont parlé du problème de l’antisémitisme en France. Une fois que l’on reconnaît l’existence de ce problème et que les mesures adéquates sont prises, je considère qu’il faut passer à autre chose. Je suis dans le principe de réalité. Il faut passer à une phase de construction pour créer des liens intercommunautaires. Encore que, pour moi, le dialogue judéo-arabe n’est pas la bonne clef ; je n’y crois pas. Il faut des clefs plus politiques et générationnelles. Le moment est venu de nous ressouder avec le reste du corps national dans une lutte républicaine, où l’antisémitisme est l’une des clefs mais pas la seule. Et pour moi, la lutte se situe à un endroit : l’école.
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Là où je nuancerais un peu, c’est sur la nature de cet antisémitisme. La transgression a été faite à partir d’un antisémitisme un peu nouveau, un peu dépolitisé, jeune et plutôt maghrébin. Mais derrière, l’antisémitisme de papa, d’extrême droite, se diffuse un peu partout. Par exemple, le préjugé antisémite revient très fort dans le lieu professionnel. Et derrière, le préjugé raciste en général explose complètement. La France s’ethnicise – et à l’école en particulier, c’est terrible, c’est la tribalisation absolue ! Il faut bien dire que l’antisémitisme est le tabou des racismes en France et en Europe, et il y a transgression violente et inattendue, qui libère d’ailleurs tous les racismes, y compris le racisme traditionnel.
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E. B. : Je crois moi aussi que l’attitude du CRIF a longtemps entretenu la peur. Depuis deux ans, nous nous sommes époumonés à mettre en garde contre ce danger et quand nous l’avons fait, nous avons reçu des lettres d’insultes durant des semaines. Nous avons en particulier dit que le rôle des institutions juives était de calmer les esprits – et elles ne l’ont pas fait. Aujourd’hui la base échappe au contrôle de ces institutions et agit à sa guise dans une totale anarchie. Ce qui est, à mon avis, encore plus dangereux. On ne peut pas se permettre d’ériger l’antisémitisme en un marqueur identitaire susceptible de rassembler les Juifs. Là, ce serait jouer avec le feu. Arrêtons avant qu’il ne soit trop tard.
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D. V. : Le problème n’est pas que mon père, survivant d’Auschwitz, confronté à la recrudescence des actes de violences antisémites, s’écrie : « Ça recommence ! » Qu’il ait, lui, cette impression, comment ne pas le comprendre ? Tout le problème, c’est de savoir comment on lui répond. On peut le démentir, et lui proposer, par exemple, l’analyse que j’ai développée tout à l’heure. Mais on peut aussi abonder dans le sens de sa perspective catastrophiste.
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Ce que je reproche à un certain nombre de dirigeants communautaires et d’intellectuels, c’est d’avoir alimenté la peur, et ce sans le moindre fondement. Il était absurde de parler, comme l’a fait Alain Finkielkraut, d’« Année de Cristal », sachant que la Nuit de cristal organisée, le 9 novembre 1938, par l’État nazi a vu la mort de 91 Juifs, la destruction de 191 synagogues, la mise à sac de 7 500 magasins et la déportation de 30 000 Juifs… Et je ne comprends pas comment le grand rabbin Sitruk a pu utiliser, lui aussi, cette formule absurde. Emmanuel Brenner, pseudonyme de l’auteur des Territoires perdus de la République, a fait pire dans une interview sur le site Internet du CRIF. Interrogé sur la nature de l’antisémitisme des jeunes Beurs, il a répondu : « Génocidaire » ! Et que dire d’Alexandre Adler lorsqu’il traite Rony Brauman de « Juif traître » ?
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On a le droit de défendre la politique d’Ariel Sharon, mais pas de qualifier d’« antisémite » quiconque la critique. D’autant que nous sommes passés, depuis quelques semaines, à une phase ultérieure et plus grave encore de l’escalade. Certains poussent cette radicalisation jusqu’à reprendre à leur compte l’expression antisémite de « lobby juif ». C’est le cas d’Elisabeth Schemla, dans un récent éditorial de Proche-Orient info, intitulé « En France, naissance d’un lobby juif au sens plein et respectable du terme ». Et l’ultime chapitre du dernier livre de Sylvain Attal s’appelle : « Un lobby ? Chiche ! » L’un comme l’autre ne se contentent pas de constater la naissance et le développement d’un tel « lobby » en Français et en Europe : ils trouvent cela positif ! Nous ne sommes pourtant pas en Amérique, où les lobbies structurent la vie politique, mais dans une République qui rejette - en théorie du moins – les groupes d’influence…
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Si l’on voulait réveiller le vieil antisémitisme, celui qui voit des Juifs partout aux commandes du pouvoir, de la finance et des médias, on ne s’y prendrait pas autrement. Il est temps d’appeler un chat un chat, et ces gens-là de dangereux irresponsables.
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M. : Afin de combattre la rhétorique antisémite, ne faudrait-il pas aussi provoquer une plus grande prise de distance par rapport à ce qui apparaît comme la voix représentative du monde juif en France ? À partir du moment où elle a affiché aussi fortement sa solidarité avec Israël, ne risque-t-on pas d’induire une perception des Juifs, de la part des non-Juifs, comme étant nécessairement solidaires de la politique de Sharon ? L’espace de définition individuelle pour les Juifs en France se réduirait alors à peu de chose. S’il fallait rouvrir ces espaces, comment pourrait-on faire ?
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P. K. : Je ne suis pas l’ambassadeur de Roger Cukierman. Je suis au CRIF parce que je considère que la transformation se fait de l’intérieur et qu’il est important d’en être. C’est une des choses que Théo Klein m’a apprises : il ne faut jamais diaboliser, il faut aller à l’intérieur, parler, se confronter, discuter. Je me suis élevé contre ceux qui ont fait campagne pour l’annulation du spectacle de Dieudonné. Vous connaissez mes positions, qui sont suffisamment claires, celles d’un jeune homme qui a écrit « je suis sioniste et pro-palestinien », qui est allé à Genève avec Théo Klein soutenir les accords et est revenu en faire la promotion en France…
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Ceci dit, je vous invite à regarder plus attentivement la communauté juive organisée, et de deux manières. Premier constat : le CRIF est représentatif. Pourquoi ? Au sein du CRIF, vous avez des Juifs absolument laïques, vous avez des Juifs très religieux, vous avez des gens de gauche comme de droite… Franchement, la photographie est à peu près exacte du monde juif. Il n’y a que la partie antisioniste ou asioniste qui en est aujourd’hui absente ou réduite à portion congrue. Tout le reste du prisme est représenté au sein du CRIF.
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Deuxième constat : toutes les élections intermédiaires depuis l’élection de Roger Cukierman à la tête du CRIF ont montré que ceux qui se font élire à tous les postes sont les gens qui sont sur une ligne adverse ou différente de la sienne. J’ai été plébiscité en tête du Comité directeur, et ceux qui viennent juste derrière moi sont dans la même ligne. Ce que je sais, par ailleurs, c’est que Finkielkraut signe toutes les pétitions de Shalom Arshav (La Paix Maintenant) depuis quinze ans – ces trois dernières années comprises. Il était à Genève avec nous. Jamais Alain Finkielkraut n’a eu de position pro-Sharon. Mais par ailleurs, c’est vrai qu’il est très obsessionnel sur la question de l’antisémitisme, qui est pour lui une matrice importante. Il a sa sensibilité, mais c’est un homme libre, une plume, un intellectuel.
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Cela dit, ici, personne n’est un inconditionnel de la politique de Sharon. Quand bien même nous en serions, en quoi cela justifierait-il des discours antisémites ?
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T. K. : Pour en revenir à la communauté juive organisée, puisque c’est de cela que vous vouliez parler, je constate qu’elle cherche à se placer en dehors du débat politique israélien. Une très importante délégation est allée en Israël ces derniers jours, elle n’a pas essayé de recueillir le moindre renseignement sur ce qui se passe entre les Israéliens et les Palestiniens. De fait, elle ignore les Palestiniens. Le CRIF n’accepte pas de recevoir un certain nombre de représentants de groupes israéliens, comme ces femmes qui se placent aux check points pour essayer d’influencer les soldats pour qu’ils se conduisent un peu mieux, ou encore les soldats qui ne veulent pas combattre dans les territoires. Mais qui est prêt à expliquer aux Juifs ici de quoi il s’agit et à quel point le refus de ces femmes et de ces hommes est une manifestation de patriotisme ? ! Ce sont des mouvements qui n’ont pas de caractère politique mais qui représentent ce que la société israélienne produit aussi et, à mon avis, ce qu’elle produit de meilleur. Eh bien, la communauté juive et ses organismes communautaires ont peur d’entendre ces gens-là, qu’on sache qu’ils les ont reçus. C’est une des faiblesses de la communauté juive ici.
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P. K. : Ils ont quand même reçu les protagonistes des accords de Genève – même si cela n’a pas été facile.
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T. K. : Oui, là ils ont fait un effort. Mais ils l’ont fait aussi parce que le président de la République a pris position.
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Une autre caractéristique est le réflexe du ghetto. Il ne faut rien dire contre un Juif parce que les ennemis peuvent l’entendre et le récupérer. Donc, nous nous refusons à dire quoi que ce soit sur la politique israélienne. Le président du CRIF m’a dit il y a déjà deux ans : « Théo, je ne critique pas vos idées, mais ne les exprimez pas dans Le Monde ! Venez les exprimer au sein du CRIF, mais pas dans Le Monde ! » J’ai le sentiment que nous sommes dans le ghetto : nous tournons autour de nous-mêmes et le mot « sionisme » est très pratique : il peut nous convenir à tous, lorsque nous sommes réunis. Mais nous ne parvenons pas à nous définir pour ce que nous sommes : un Juif qui vit en France est un citoyen français. Il serait très utile qu’il réagisse en tant que citoyen français juif, pourquoi pas, mais français dans la vie politique à laquelle il est relié.
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Autre phénomène intéressant, la communauté juive a adopté depuis deux ans le drapeau républicain. Le Président du CRIF a intégré le discours républicain de telle sorte qu’il ne parle que de ça en parlant d’autre chose, avec le drapeau français dans toutes les manifestations. Je ne dis pas que ce n’est pas sincère, mais je veux dire qu’il n’y a pas, de la part de la communauté juive aujourd’hui, une image claire de ce qu’elle est et de ce qu’elle pense, parce que la plupart des Juifs ne comprennent pas la situation, ne comprennent pas et ne veulent même pas examiner la politique israélienne. Ils ne veulent pas la critiquer pour les raisons que j’ai indiquées, mais ils ne la comprennent pas. Il y a un malaise très profond.
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En outre, il serait également très utile que l’État d’Israël considère qu’il est l’État des Israéliens, et non l’État des Juifs. Cette utilisation, à mon avis perverse, du mot sionisme conduit le gouvernement d’Israël à de curieuses déclarations. Par exemple, à déclarer, comme Bégin en 1982 : « S’il y a des événements en France, nous ferons le nécessaire pour y remédier ». Je ne sais pas de quelle manière il y aurait remédié. Il y a une confusion constante autour de l’antisémitisme. On mélange tout ! On utilise l’antisionisme pour encourager, dit-on, la montée en Israël. Nous sommes dans une phase importante où l’État d’Israël devrait s’assumer comme l’État des Israéliens et qu’il fasse face comme tel à ses problèmes. Il serait bon aussi que les Juifs qui ont décidé de vivre dans la diaspora se conduisent comme des citoyens des pays dans lesquels ils se trouvent, et ne transforment pas immédiatement tous les problèmes en des problèmes juifs avant tout. Nous avons en France un problème avec une jeunesse d’origine maghrébine : c’est un problème qui intéresse l’ensemble de la société française. Le mot « sionisme » et ce qu’il véhicule constitue l’un des éléments qui introduisent cette confusion, qui nous fait du tort aujourd’hui et risque de faire un tort énorme à Israël. On voit bien, en effet, que dans cette confusion, les problèmes essentiels auxquels nous sommes confrontés ne sont pas posés. Ils sont cachés derrière l’antisémitisme, le sionisme et toutes sortes de notions qui, à mon avis, n’ont aucun rapport avec la réalité politique dans laquelle nous nous trouvons.
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E. B. : À force d’entretenir cette confusion, on entend souvent des jeunes gens pour qui Juif et Israélien sont une seule et même chose. Il y a donc des clarifications à faire. Les mots sont importants et on n’est peut-être pas assez pédagogue.
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D. V. : Dans une enquête réalisée à l’initiative du Fonds social juif en 2002, on mesure l’important décalage entre la communauté juive au sens large, c’est-à-dire les Juifs de France, et la direction actuelle du CRIF. À la lecture de l’enquête, on voit que la majorité des Juifs français sont laïcs, de gauche et favorables, au Proche-Orient, à l’échange des terres contre la paix. Autant de qualificatifs qui ne correspondent pas, c’est un euphémisme, à Roger Cukierman.
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Et ce fossé se creuse. Car, si certains se radicalisent, d’autres expriment « une autre voix juive », pour reprendre le titre d’une pétition qui a connu un succès significatif. Je pense aussi à l’éclosion de toutes ces associations juives « laïques », « pluralistes » ou « progressistes », qui rassemblent de plus en plus de monde. Et puis il y a le discours que tient ici Patrick Klugman, et que nous n’entendions pas il y a quelques années. Sans compter cette vague d’enthousiasme pour l’Accord de Genève qui personnellement me réjouit. Même certains ralliements paradoxaux me paraissent en fin de compte positifs, parce qu’ils reflètent, à leur manière, l’évolution des rapports de force, non seulement dans l’opinion en général, mais aussi parmi les Juifs, en France et ailleurs.
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P. K. : Je peux attester qu’au CRIF ma voix n’est pas celle du président, mais je ne me sens pas seul.
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E. B. : Cela me semble trop optimiste ! Par ailleurs, il faut quand même signaler que seuls 30 % des Juifs de France sont organisés, c’est-à-dire appartiennent à une association. Cela fait donc 70 % que l’on oublie. Et parmi ces 30 %, tous ne sont pas aussi agités et ne font pas tant de bruit et tant de pressions. Quand on pense aux Juifs de France, on a l’impression qu’ils sont tous terrés chez eux, qu’ils ne reçoivent que des amis juifs, n’écoutent que la radio juive… Il n’y a en réalité qu’une petite couche qui se comporte ainsi et qui est sans arrêt en train de s’opposer.
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T. K. : L’expression publique de la communauté juive à travers le CRIF est une chose. Nous avons eu d’autres présidents avant qui s’exprimaient différemment, dont le langage était plus nuancé. C’est vrai aussi que la période était différente. L’actuel président du CRIF procède par affirmations dures ; c’est sa manière de s’exprimer. Il essaie, me semble-t-il, ces derniers temps, de la corriger un peu. Mais il y a d’autres gens qui s’expriment. Finalement, je m’exprime aussi. Par ailleurs, nous assistons à une certaine récupération, une réaction politicienne, de la part du gouvernement, qui me paraît exagérée. Il veut en faire trop, trop vite et trop fort et, moi, cela me gêne beaucoup. Je n’ai pas apprécié du tout quand le ministre de l’Intérieur est arrivé à Gagny le lendemain de l’incendie, même si, entouré comme il l’était de la communauté juive, je comprends qu’il pouvait difficilement dire autre chose que ce qu’il a dit. Il a dit que c’était à coup sûr un attentat antisémite, que c’était intolérable. Or aujourd’hui, il y a des enquêteurs sérieux qui se demandent si cet attentat était bel et bien antisémite. Je me suis fait secouer par la communauté parce qu’étant interviewé par Le Journal du Dimanche, j’avais risqué la phrase suivante : « j’aurais préféré que l’on attende un peu avant de caractériser l’incendie ».
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Les ministres réagissent aussi pour calmer la population juive, je le reconnais volontiers. Mais cela prend des proportions énormes et ça marche tellement bien que, dernièrement, d’après ce que j’ai lu dans la presse, Cukierman a fait une démarche auprès du ministre des Affaires étrangères pour que tous les gouvernements d’Europe créent, auprès de leur ministère de l’Intérieur ou ministère de l’Éducation nationale, des commissions de dialogue avec la communauté juive. Je crois qu’il y a là un phénomène qui risque, lui aussi, de mener à des exagérations dangereuses. J’espère que l’on pourra un peu calmer cette tendance au sein du CRIF. Nous n’avons pas besoin d’être toujours au centre de tous les évènements car, ce faisant, nous provoquons aussi un certain nombre de réactions. La difficulté, c’est de ne pas se faire traiter de « Juif honteux ». Je considère que l’on n’est pas un Juif honteux dès lors qu’il est clair qu’on est Juif, mais aussi dès lors que l’on ne s’exprime pas en Juif sur tous les problèmes dans lesquels on peut avoir un mot à dire en tant que citoyen, en tant qu’avocat, en tant qu’historien.
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Il faut cesser de tout judaïser, d’autant plus que la grande majorité des Juifs ne savent rien de leur judaïté, absolument rien ! C’est un vide total ! Vous avez des gens qui affirment qu’ils sont Juifs, alors qu’il n’y a rien derrière en dehors de la Shoah, qui n’est pas un élément d’identité, et d’Israël, qui n’est pas leur pays. Ce sont deux fausses clefs d’identité. La vraie identité juive est liée à des textes, à une histoire, à une manière de raisonner et de comprendre les choses, à un certain nombre de principes. Quand Abraham Burg dit que le sionisme fout le camp, ce sont en fait les valeurs dont le sionisme était porteur qui disparaissent.
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Je pense, ou du moins je l’espère, que la communauté juive fera un effort pour étudier ces valeurs, y revenir et se calmer un peu. Parce qu’après tout, je prétends que lorsqu’on est conscient de la tradition et de l’histoire que nous portons, il y a un certain nombre d’évènements qui deviennent secondaires. •
Notes
[1]
Le mal-être juif. Entre repli, assimilation et manipulation, Agone, 2003.
Libellés :
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