mercredi 29 mars 2017

l'empire de David et de Salomon


L’“empire” de David, dont Salomon a hérité. Cet empire, ainsi nommé à cause de sa vaste superficie, est une singularité historique qu’on peut qualifier d’aberrante, car ses chances d’émerger étaient très faibles. Il n’a duré que quelques dizaines d’années, et c’est déjà beaucoup. Pour comprendre le caractère extraordinaire et improbable de cet empire, il faut situer le contexte géopolitique. A l’époque, deux grands empires dominaient la région : l’Egypte et l’Assyrie. Les tribus d’Israël, faibles militairement et économiquement étaient entourées d’ennemis et dépourvues de ressources naturelles. Il n’y a dans cette région ni vaste plaine ni bassin fluvial, pour donner un cadre à une civilisation (comme en ont la Mésopotamie et l’Egypte). Or, le royaume de David, à son extension maximale, était aussi important, voire plus, que l’Egypte ou que l’Assyrie. Comment cela a-t-il été possible? Il y a eu deux facteurs :
- affaiblissement des deux grands empires. D’une part l’Egypte, à partir de Ramsès XI (1098-1070) est en pleine déconfiture. D’autre part l’Assyrie est tenue en échec par les Araméens au pouvoir à Babylone.
- une menace vitale sur Israël exercée par les philistins. Les philistins, dits aussi “peuples de la mer”, sont des envahisseurs venues du Nord (les “Vikings” de l’époque) qui se sont attaqués à toutes les civilisations méditerranéennes à partir du 13è - 12ème siècle. Contre eux, dit-on, la ville de Troie a dressé ses murailles (qui ont ensuite servi contre Agamemnon lors de la chute de la ville, en 1184 BC, mais c'est une autre histoire). Alors que les peuples autochtones (comme les Cananéens, organisés en villes-Etats, qui avaient conservé la culture régionale) coexistaient plus ou moins pacifiquement avec les tribus hébraïques, les philistins (sans aucun rapport avec les palestiniens d’aujourd’hui bien qu’ils leur aient légué leur nom) tentaient de déloger les populations locales ou de les exterminer. Vers 1030, ils s’emparent de l’Arche d’Alliance et interdisent aux Israëlites le travail du fer. Aucune tribu n’était capable de leur résister par elle-même. D’où l’unification organisée par le prophète Samuel, et la désignation de Saül, qui était d’abord un chef militaire, comme roi d’Israël. Saül a accompli sa mission pendant 22 ans. Il a beaucoup renforcé les armées d’Israël, mais il a été tué au combat. C’est David, un autre chef militaire, qui l’a remplacé après 7 ans de guerre civile. David est une sorte de Napoléon. Il s’empare de Damas. Son royaume s’étend jusqu’à l’Euphrate au nord et la mer rouge au sud. Il supprime les enclaves cananéennes, vassalise les philistins et les ennemis traditionnels : Amalek, Edom, Moab, Ammon et les contrées araméennes. Il conclut une alliance avec Hiram, roi de Tyr (les phéniciens), qui était la principale puissance commerciale de la Méditerranée, et était enclavée dans le royaume de David (un peu comme le Liban d’aujourd’hui par rapport à la Syrie).

Donc Salomon hérite de cet empire disproportionné, dans un pays qui n’avait ni véritable capitale (Jerusalem est une bourgade insignifiante choisie [par David] pour sa localisation à la limite de Juda et d’Ephraïm), ni tradition administrative, ni population nombreuse, ni grandes villes. Que va-t-il faire? Trois choses :

a) la paix :
- A l’extérieur, il met en place une stratégie d’alliance, notamment matrimoniale. D’où ses nombreux mariages, qui ont alimenté sa réputation amoureuse mais qui sont aussi imputables à des motifs politiques. Son premier mariage, avec la fille de Pharaon, apporte au pays la stabilité et une extension territoriale vers le sud-ouest (Ghezer).
- A l’intérieur, il met en place une administration qui respecte plus ou moins les frontières des tribus.

b) bâtir une capitale (Jerusalem) avec son temple, son palais royal, son palais de justice et ses murailles. C’est principalement ce qu’on a retenu de lui, en négligeant parfois le système théologique centralisé qui est corrélatif de la construction du temple.

c) construire, construire et encore construire. Salomon est un bâtisseur colossal. Cette passion constructive, qui épuisera le peuple (et qu’on peut comparer avec celle de Louis XIV construisant Versailles) est un facteur de sa chute. Il couvre le pays de villes fortifiées, de gigantesques ouvrages d’adduction d’eau, de voies de communication, dont la splendeur est longtemps restée inégalée. Je reviendrai sur ce point et sur la façon dont ces constructions ont été financées.

Il faut se situer dans le contexte d'une dualité à l'intérieur du peuple hébreu. En effet, il est possible qu’une partie du peuple hébreu était restée en terre d’Israël, vers 1500 - 1300 avant JC, pendant qu’une autre partie subissait l’esclavage en Egypte. Lorsque Moïse a fait revenir son peuple d’Egypte en lui donnant une religion nouvelle, il a retrouvé, sur place, d’autres hébreux qui avaient évolué différemment. D’où des relations difficiles, une dualité entre deux parties d’un même peuple, dont les conséquences n’ont pas fini de s’épuiser. Il a fallu près de 800 ans (de 1350 à 550 BC), pour que la religion de Moïse s’impose à l’ensemble de ce peuple, et pour que le monothéisme soit véritablement construit et accepté. Pendant ces 800 ans, ce peuple est resté constamment divisé. Je reparlerai de cette dualité, qui est fondamentale pour notre propos.

Parmi les quatre sources du texte biblique répertoriées par l’historiographie, les deux premières sont dites “le Yahviste” (dont on suppose qu’il a été écrit quelques dizaines d’années après l’époque de Salomon, au 9ès BC), et “l’Elohiste” (qui est un peu plus tardif : 8è s BC).
Dans ces deux textes s’expriment deux conceptions philosophiques nettement distinctes :
- Elohim, terme qui signifie “les dieux”, est à rapprocher de termes analogues utilisés par les Cananéens ou les mésopotamiens, par exemple “Baal”. C’est le dieu d’un peuple, Israël, un dieu familial qui ne commence qu’avec Abraham, et qui protège ensuite Isaac, Jacob et Joseph, ainsi que la lignée de leurs descendants. Ceux-ci ne doivent avoir qu’un dieu, le leur, Elohim, qui regroupe tous les dieux; mais il n’est pas dit que ce dieu est celui du cosmos et de tout l’univers.
- Yhvh au contraire, le dieu de Moïse, est le dieu de la création, d’Adam et Eve, du déluge : c’est un dieu universel. C’est lui qui représente la principale innovation des hébreux. Il n’a aucun précédent. On ne sait pas d’où provient le nom (pas plus qu’on ne connait la localisation du Sinaï). C’est un nom propre littéralement imprononçable (ce qui, entre parenthèses, présuppose l’écriture alphabétique). C’est le dieu des commandements, c’est-à-dire un dieu éthique. Il se présente avant tout comme un libérateur, comme l’indique le premier commandement (qui n’est d’ailleurs pas un commandement, mais une parole énonciative, une assertion) : “Je suis Yhvh, ton dieu, qui t'ai fait sortir du pays d'Egypte, de la maison des esclaves”. Ce dieu se prononce vigoureusement contre l’esclavage. Il n’est pas le dieu d’un peuple parmi d’autres, il est un dieu qui apporte des règles éthiques, et à lui seul un concept radicalement neuf, à vocation universelle.
Alors qu'Elohim est un dieu social, marqué par le rituel et le droit, Yhvh est un dieu personnel, intime.

Cette opposition religieuse et philosophique est associée dans l’histoire d’Israël à une opposition politique. Au sud se trouve la tribu de Juda (dans laquelle est enclavée son alliée Benjamin), et au nord ce qu’on a pris l’habitude d’appeler Ephraïm, qui est l’ensemble des dix autres tribus. Pendant des siècles, le nom d’Israël sera réservé à la partie nord, qui se situe plus dans la tradition d’Elohim, c’est-à-dire la tradition tribale de Jacob-Israël, alors que la partie sud porte la notion du dieu-Yhvh, celui dont le temple unique est à Jerusalem.
Saül, le premier roi, était originaire de Benjamin (de la plus petite famille du plus petit clan de la plus petite tribu, mais quand même pas d’Ephraïm). David est un Judéen, ainsi que Salomon. La dynastie qui a réussi à réunifier les douze tribus est essentiellement judéenne. On peut penser que l’unification s’est faite par le sud, dans une certaine mesure contre le nord, ou tout au moins avec une réticence des tribus du nord, qui étaient attachées à leur indépendance.
Pour faire sentir l’importance du clivage et sa durée historique, il faut rappeler que, après la fin du royaume de Salomon, deux Etats distincts ont coexisté pendant 200 ans : Israël et la Judée. Il n’y avait qu’un peuple, mais deux Etats parfois ennemis (soit en guerre directe, soit appartenant à des coalitions différentes), parfois alliés. Seule la Judée a été dirigée par des rois descendant de la lignée de David. Après la disparition du royaume d’Israël, rayé de la carte en 722 BC par les Assyriens (sa capitale Samarie fut détruite et ses habitants déportés), on parlera des “dix tribus perdues”, c’est-à-dire mélangées avec les autres peuples de la région. Mais ces tribus ont quand même une postérité, car (outre l'abondante mythologie plus ou moins fantaisiste qui a été inventée à différentes époques sur ce sujet), elles continueront à porter la tradition d’Ephraïm dans la Samarie de l’époque de Jesus. Les samaritains vénéraient cinq idoles dont Elohim, ils revendiquaient le Pentateuque (s’ajoutant à d’autres textes), ils rejetaient la lignée de David et la prévalence de Jerusalem, et ils ont construit, avec l’accord des Grecs, un autre temple concurrent de celui de Jerusalem sur le mont Garizim.

Salomon devait donc gouverner en tenant compte de la dualité essentielle du peuple d'Israël.

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