Noé et les Sept Commandements, par Fabrice Descamps
Une
légende juive raconte qu'un
jour, un soldat romain vint voir rabbi Shammaï et lui dit ceci:
« Si tu
peux m'enseigner toute la Loi pendant que je resterai debout sur un
seul pied,
je me convertirai à l'Alliance d'Abraham, Isaac et Jacob ».
Rabbi Shammaï
chassa l'importun. Ce dernier alla voir alors rabbi Hillel et lui fit
cette même
requête. Rabbi Hillel lui répondit: « Aime ton prochain comme
toi-même,
voilà toute la Loi. Le reste, ce sont des commentaires ». Le
soldat
romain se convertit et une autre légende affirme que ce soldat romain
était
rabbi Aqiva, une des sources du Talmud.
J'aime
beaucoup rabbi Hillel, il
n'y a pas assez de rabbis Hillel dans les religions du monde et trop de
rabbis
Shammaï. Mais, au risque de contredire le brave rabbi Hillel, il n'y a
pas que
cela dans la Loi et les Prophètes (hatorah
vehaneviim), comme les
Hébreux appelaient l'Ancien Testament. Il y est aussi beaucoup question
de
coups de colère, de départs, d'errances, de fuites et de libération.
Bereshit
bara elohim et
hashamayim ve'et ha'arets, « au commencement, le
dieu des puissances
créa les cieux et la terre ». Si le premier verset de la Bible
est connu
de tous, le deuxième ne manque pas d'ambiguïté: « La terre
était
informe et vide; il y avait des ténèbres à la surface de l'abîme et
l'esprit
de Dieu se mouvait au-dessus des eaux ». Il est difficile en
effet d'en
conclure que Dieu aurait créé le monde ex nihilo.
Une
autre interprétation en est
possible selon laquelle Dieu n'aurait pas créé le monde, mais ordonné
le
chaos. Sa « création » ne serait pas matérielle, mais
épistémologique:
en séparant les choses les unes des autres et en les ordonnant en un
discours,
le fameux logos divin, Dieu aurait fait oeuvre de
savant et non de démiurge.
Cette
seconde interprétation est
tout à fait compatible avec la suite de la Genèse.
Ainsi, dans Genèse
2:19, nous apprenons que: « L'Eternel Dieu forma de
la terre tous les
animaux des champs et tous les oiseaux du ciel et il les fit venir vers
l'homme
pour voir comment il les appellerait et afin que tout être vivant
portât le
nom que lui donnerait l'homme ». L'homme est donc « à
la
ressemblance de Dieu » (Genèse 1:26), non
parce qu'il aurait une
grande barbe, mais parce qu'à l'instar de Dieu, il est capable de
nommer et
distinguer les choses les unes des autres à partir du chaos informe des
sensations. Et c'est pourquoi, l'homme « domine sur les
poissons de la
mer, les oiseaux du ciel, le bétail, la terre et tous les reptiles qui
rampent
sur la terre » (ibidem).
Si,
outre la Règle d'or
qui veut que nous aimions notre prochain, il est un autre enseignement
fondamental de la Bible, c'est que la terre y est faite pour l'homme et
non
l'homme pour la terre. Et l'opinion contraire, à savoir que l'homme
serait au
service de la nature et non l'inverse, est une opinion profondément
païenne,
autrement dit profondément incompatible avec notre culture
judéo-chrétienne.
L'homme n'est au service ni de la nature, ni de la race, ni de l'État,
ni du
Mikado, ni du Parti. Tout ça, c'est de l'idolâtrie, le pire des péchés
pour
la Bible. Ce que fait l'homme, il doit le faire en son nom propre et
pas au nom
de Dieu : « Tu n'invoqueras pas le nom de l'Eternel, ton Dieu,
en vain »
(Exode, 20:7), deuxième grand péché selon la loi
mosaïque.
Mais,
évidemment, tout cela, les
hommes l'oublient à intervalles réguliers. Alors Dieu pique une colère
de
temps en temps.
Première
colère : il chasse
Adam et Ève du Paradis.
Deuxième
colère : il noie le
monde sous le Déluge sauf Noé et son arche.
Troisième
colère : il libère
les Hébreux d'Égypte sous la conduite de Moïse en punissant Pharaon de
sept
plaies.
Et
remarquez qu'à chaque fois,
il fait oeuvre, non seulement de savant, mais aussi de législateur. Il
chasse
Adam et Eve après leur avoir donné deux lois : «Vous ne mangerez pas du
fruit
de l'arbre de la connaissance du bien et du mal », et, après
qu'Adam et
Ève ont violé cette première loi, « Vous ne mangerez pas de
fruits de
l'arbre de vie ». Puis le Talmud raconte qu'il donne sept
commandements à
Noé lorsqu'il débarque de l'arche. Enfin l'Exode nous apprend qu'il
donne dix
commandements à Moïse après avoir fait sortir les Hébreux d'Égypte.
Ce
qu'il y a de remarquable en
plus dans chacun de ces épisodes, c'est qu'ils affirment tous trois que
la
liberté ne vaut rien sans la loi. Faute d'obéir à la loi, Adam et Ève
sont
chassés du royaume de la liberté, le Pardès, et
désormais soumis à
l'esclavage du besoin (« Et l'Eternel le chassa du jardin
d'Eden pour
qu'il cultivât la terre d'où il avait été pris », Genèse
3:23).
Mais, inversement, Dieu noie le monde qui lui a désobéi sous le Déluge
et lui
donne, par Noé, une nouvelle loi, l'Alliance noachique.
Et il propose
encore une autre alliance aux Hébreux, l'Alliance mosaïque,
après que
Pharaon a enfreint les lois de Noé en martyrisant les Hébreux.
Le
détail des lois noachiques,
moins connues que les mosaïques, nous est rapporté par le Talmud; elles
sont
au nombre de sept, les Sept Lois des Fils de Noé, sheva
mistvot bnei
noach:
- interdiction de l'idolâtrie.
- interdiction du meurtre.
- interdiction du vol.
- interdiction de l'adultère.
- interdiction d'invoquer Dieu en vain.
- interdiction de torturer les animaux.
- obligation de se doter d'institutions politiques pour faire respecter les six lois précédentes.
Si
les cinq premières mitsvot
Noach sont bien en accord avec la Loi et les
Prophètes et la septième
une conséquence logique des six premières (que sert en effet de
légiférer si
la loi n'est pas respectée?), la sixième, fort originale dans le corpus
biblique, doit retenir notre attention : l'interdiction de torturer les
animaux.
Car
si l'homme biblique domine la
nature, cette domination ne va pas jusqu'à l'autoriser, pour la Loi
noachique,
à être cruel envers les animaux. Et Dieu ordonne de sauver dans
l'arche, outre
Noé et sa famille, un couple de chaque espèce animale. De même la Torah
comprend-elle des règles très précises d'abattage du bétail dont l'un
des
buts est de limiter la souffrance animale.
Alors
pourquoi cette soudaine
mansuétude envers des animaux dont la seule fonction est, par ailleurs,
de
servir l'homme?
La
Bible reste malheureusement
muette à ce sujet. Et le Talmud se contente de citer la sixième Loi de
Noé
sans nous en expliquer la raison. C'est un peu ce qui est frustrant
parfois avec
les religions : elles nous demandent d'obéir sans poser de questions.
Il va
donc nous falloir répondre nous-mêmes à cette question : pourquoi la
cruauté
envers les animaux est-elle immorale?
La
seule différence entre
l'homme et les animaux n'est pas essentielle, mais accidentelle : nous
sommes
plus intelligents qu'eux. Notre cerveau a de meilleures performances
que le
leur. Nous sommes de la matière plus complexe et mieux organisée
qu'eux. Et,
de même, il n'y a entre un caillou, un moustique et nous pas de
différence
fondamentale, juste une différence de degré et de complexité dans
l'organisation de la matière qui nous compose. La matière dont nous
sommes
faits est capable de « se mouvoir au-dessus de
l'abîme » et de
« distinguer les eaux d'en haut des eaux d'en bas » (Genèse
1: 2
et 7).
Les
êtres vivants sont de la
matière qui souffre. Car ils ont un système nerveux. Si la souffrance
est
mauvaise, alors il est logique d'essayer, autant que faire se peut, de
limiter
cette souffrance. C'est une conviction essentielle de l'utilitarisme.
Il est
moral de limiter la souffrance animale au strict nécessaire.
Or
quel sont les contours du
« strict nécessaire » que je viens de circonscrire?
En quoi la
souffrance de l'homme serait-elle prioritaire par rapport à celle des
animaux?
Après tout, un animal souffre autant qu'un homme. Pourquoi
l'utilitarisme ne débouche-t-il
pas sur la conclusion, profondément païenne, que la souffrance humaine
n'a pas
plus de droits que la souffrance animale?
On
sait que le régime nazi, qui,
une fois gratté le vernis de son antisémitisme chrétien, était
profondément
athée et païen, fut le premier à promouvoir les droits des animaux en
Europe
: un chien sous le 3e Reich avait plus de droit qu'un juif.
Le
philosophe utilitariste Peter
Singer a été, à ma connaissance, le premier à prendre au sérieux ce
défi
lancé à l'utilitarisme par les dérives possibles de l'anti-spécisme,
c'est-à-dire
de l'opinion selon laquelle la priorité accordée à la souffrance
humaine sur
la souffrance animale ne serait qu'un « préjugé
d'espèce » (un
« spécisme » ou « racisme
anti-animal »).
Il
en est arrivé à la
conclusion suivante, au terme d'un raisonnement que je vous invite à
lire dans
ses remarquables Questions d'Ethique pratique
(Bayard) : il est plus
grave de faire souffrir une personne qu'une non-personne. Pour Singer,
un
moustique est une non-personne, c'est-à-dire un être qui souffre mais
qui n'a
pas conscience d'exister. Un homme est une personne, autrement dit, un
être qui
souffre mais qui, en plus, a conscience d'exister. Le saut d'une
non-personne à
une personne n'est pas un saut discret; on passe insensiblement, à
travers les
espèces, d'animaux qui ne sont pas des personnes à des animaux qui en
sont.
La
souffrance physique se double,
chez une personne, d'une souffrance morale. Le traitement de cette
double
souffrance chez une personne est donc prioritaire et peut justifier
qu'on tue
une non-personne pour la traiter, par exemple, en expérimentant un
vaccin sur
des animaux. Mais, comme certains mammifères évolués sont tout autant
des
personnes qu'un enfant handicapé mental, c'est-à-dire qu'ils n'ont pas
moins
conscience d'exister qu'un enfant handicapé mental, Singer en conclut
logiquement qu'il faut interdire l'expérimentation animale sur les
mammifères
évolués et, inversement, qu'il faut autoriser l'avortement car le
foetus n'est
pas une personne selon la définition que Singer donne d'une personne.
Et c'est
pour des raisons semblables qu'il prône le végétarisme et accepte
l'euthanasie.
Les
thèses de Singer ont provoqué
une vague d'incompréhension totale en Europe et, particulièrement, on
s'en
serait douté, en Allemagne où on les rapproche injustement de
l'eugénisme
nazi parce que Singer dit aussi que l'euthanasie peut être la meilleure
solution lorsqu'un enfant handicapé souffre énormément et
irrémédiablement.
Elles sont bien évidemment incompatibles avec les éthiques kantiennes,
en
faveur sur le continent européen. Je lis régulièrement en France des
gens
affirmant, sans l'avoir lu, que Singer nie que l'homme ait plus de
droits que
l'animal.
Je
reconnais néanmoins que les
thèses de Singer posent un problème sérieux que je vais soulever à
l'aide
d'un exemple fictif.
Admettons
que je sois zoologue et
habite au Kenya avec ma famille et les familles de mes collègues dans
des
bungalows mais que, attaqué soudain par des fauves, j'aie le choix
entre sauver
un enfant habitant un bungalow voisin et souffrant d'un profond
handicap mental
et un chimpanzé particulièrement astucieux que j'observe depuis des
mois. L'éthique
de Singer m'enjoindrait de laisser dévorer l'enfant pour sauver le
chimpanzé
alors qu'intuitivement, je serais tenté de faire l'inverse. Mais
peut-être mon
intuition me trompe-t-elle ou peut-être sont-ce mon affectivité et mes
préjugés
spécistes?
Pourtant
je n'en crois rien. Car
je pense que Singer méconnaît la fonction essentielle de l'éthique ou
de la
morale : réguler nos rapports sociaux.
Je
ne fais pas société avec les
chimpanzés, mais je fais société avec les hommes et leurs enfants, y
compris
leurs enfants handicapés. Comment pourrais-je regarder en face ses
parents, si
je leur annonçais que j'ai préféré sauver un chimpanzé plutôt que leur
enfant?
Un
cadavre n'est plus une
personne, mais de la matière en décomposition. C'est moins qu'un
moustique ou
une amibe, de ce point de vue-là. Pourtant nous rendons hommage aux
cadavres
lorsque nous les inhumons et Antigone n'a pas hésité à braver la mort
pour
enterrer ses frères. Pour Singer, le comportement d'Antigone est
totalement
irrationnel. Alors pourquoi son exemple nous émeut-il jusqu'aux larmes
depuis
deux mille ans? Parce que nous n'avons pas assez réfléchi au problème?
Pourtant, nous en aurions eu tout le loisir depuis deux mille ans.
Comment
pourrions-nous vivre les
uns avec les autres si nous ne nous respections pas y compris dans la
mort?
Nous
devons respecter le sixième
commandement noachique, « Tu ne seras pas cruel envers les
animaux »
à condition qu'il ne contrevienne pas aux six autres. Car les animaux
souffrent
et il est rationnel de limiter cette souffrance, non seulement parce
que toute
souffrance inutile est mauvaise, mais aussi et surtout parce qu'elle
est
immorale : la cruauté gratuite envers les animaux est une atteinte à la
dignité
même de l'homme; elle diminue, comme l'idolâtrie, le meurtre, le vol,
l'adultère,
l'aliénation religieuse et l'impuissance politique, l'intérêt de vivre
parmi
les hommes puisque la vie en commun n'est digne d'intérêt que si elle
nous
arrache à l'état de nature. L'homme est « à la ressemblance de
Dieu »
parce qu'il est rationnel. Parce qu'il est rationnel, il vit en
société. Parce
qu'il vit en société, il est moral. Parce qu'il est moral, la cruauté
envers
les animaux lui répugne certes, mais la cruauté envers les hommes lui
répugne
encore plus.
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