Poésie de la lumière, poésie des ténèbres dans La Flûte enchantée de Mozart
p. 381-397
Texte intégral
- 1 La Flûte enchantée, opéra en deux actes de W. A. Mozart, texte d’Emanuel Schikane, traduction de Fr (...)
A chef-d’œuvre
lyrique, livret indigent ? Les sarcasmes traditionnels sur la médiocrité
des textes des grands titres du répertoire inciteraient presque à le
croire. Ceux de Mozart n’échappent pas à la règle. Il a longtemps été de
bon ton de s’apitoyer devant l’espèce de féerie assez platement
versifiée qui sert d’argument à La Flûte enchantée, en opposant la faiblesse du librettiste au génie du musicien1.
Mais le caractère rudimentaire du livret n’est-il pas plutôt un
avantage ? Comme le canevas des contes merveilleux, ou mieux comme le
scénario des mythes, l’intrigue d’un opéra est d’autant plus riche de
sens que ses contours restent plus indéterminés, autorisant ainsi
plusieurs niveaux de lecture et plusieurs interprétations. Sous
l’apparente puérilité du texte, c’est tout l’imaginaire du xviiie
siècle qui affleure dans sa dualité, l’harmonie apollinienne de la
clarté face au lyrisme dionysiaque de l’obscur ; la musique de Mozart,
dont on s’abstiendra de rien dire ici, transcende les modestes couplets
de Schikaneder, auxquels s’en tiendra strictement cette étude, pour leur
conférer une charge poétique puissante que peut-être ils ne contiennent
pas en eux-mêmes.
Lumière et ténèbres
2Le sujet de La Flûte enchantée, c’est, on l’a bien des fois relevé, l’affrontement de la lumière et des ténèbres.
- 2 Du moins est-ce ce que semble indiquer le « splendide habit de chasse japonais » dont il est vêtu. (...)
3Cette opposition
de l’obscur et du lumineux doit être entendue en premier lieu dans son
sens le plus littéral. Jeune prince étranger – il vient, bizarrement, du
Japon, si l’on en croit les indications scéniques du premier tableau2
– Tamino est d’abord accueilli dans le royaume de la Reine de la Nuit,
mystérieuse souveraine toujours voilée de noir, dont la fille Pamina a
été, assure-t-elle, enlevée par le redoutable magicien Sarastro. Voici
donc le héros investi d’une mission, celle qui incombe classiquement au
protagoniste du conte merveilleux : ramener la jeune fille à sa mère
éplorée et, puisqu’il en est tombé amoureux à la seule contemplation de
son portrait (autre motif convenu dans ce genre de récit), l’épouser,
après l’avoir délivrée des griffes de son ravisseur.
4C’est alors au
tour de ce dernier d’occuper le devant de la scène et de révéler ce
qu’il nous donne pour son vrai visage : celui d’un sage bienveillant,
quoique quelque peu autoritaire dans ses méthodes, qui, avec l’aide de
la confrérie d’initiés dont il est le chef, prend en charge les deux
jeunes gens, les détache de l’emprise de la Reine de la Nuit et, après
les avoir soumis à une série d’épreuves, consacre solennellement leur
union dans le temple du Soleil. L’opéra s’achève sur le constat de
défaite de la Reine et de ses alliés (« Notre pouvoir est écrasé,
anéanti,/Nous sommes plongés dans la nuit éternelle ») et sur le chant
de triomphe de Sarastro célébrant la victoire de la lumière sur les
ténèbres :
Les rayons du soleil évincent la nuit,
Ruinent le pouvoir mensonger des imposteurs. (acte II, sc. 30)
- 3 Jean Starobinski, « Lumières et pouvoir dans La Flûte enchantée », in 1789, Les emblèmes de la Rais (...)
5Deux
personnages, donc, en qui s’incarnent, comme l’a bien montré Jean
Starobinski, les deux pouvoirs, ou les deux visages successifs du
pouvoir s’exerçant sur le couple de jeunes gens3.
Entre eux s’établit un réseau d’oppositions qui placent l’essentiel de
l’action sous le signe de la dualité du masculin et du féminin, du
positif et du négatif, du diurne et du nocturne, des forces de
résistance et des forces de mouvement. On retiendra notamment,
étroitement associées, les connotations cosmologiques et sexuelles de ce
système d’antagonismes : si Sarastro est le grand-prêtre du Soleil,
astre masculin, c’est, conformément d’ailleurs à une vieille tradition
culturelle entérinée par la sagesse populaire (les femmes, chacun le
sait, ne sont-elles pas « lunatiques » ?), au monde lunaire qu’il faut
rattacher le pôle féminin incarné par la Reine de la Nuit.
- 4 Sur la dimension européenne des Lumières, voir le numéro spécial de la revue Dix-Huitième Siècle (n (...)
6Mais revenons à
l’antagonisme essentiel, celui de l’ombre et de la lumière. Il faut le
comprendre aussi, dans un sens figuré, comme un affron intellectuel,
moral, voire social et politique. D’un côté, celui de Sarastro, les
aspirations « éclairées » de la philosophie, de la liberté et de la
raison ; de l’autre, celui de la souveraine nocturne, les puissances
« ténébreuses » de l’ignorance, de la contrainte et de la superstition,
les secondes s’efforçant d’entraver l’expansion victorieuse des
premières. Le scénario de l’opéra de Mozart transcrit une situation
historique, celle de la société du xviiie siècle travaillée par l’essor des « idées nouvelles ». La Flûte enchantée,
représentée le 30 septembre 1791 à Vienne, est contemporaine de la
phase euphorique de la Révolution française, alors que l’on peut encore
espérer changer l’ancien monde par la seule force de l’enthousiasme, en
faisant l’économie des violences tragiques de l’Histoire. La même
métaphore, celle du passage illuminant de la nuit au jour comme
expression symbolique d’une grande mutation historique, se retrouve dans
toutes les langues de l’Europe du « siècle des Lumières » : Enlightenment, Aufklärung, Illuminismo, Ilustración ;
elle rend compte de cet espoir, ou de cette illusion, d’un triomphe
pacifique du savoir, de la justice et du progrès sur les crispations
réactionnaires et les inerties conservatrices de l’ordre ancien4.
- 5 Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, 1971 (1re(...)
- 6 Jeremy Bentham, Le Panoptique, précédé de L’Œil du pouvoir, entretien avec Michel Foucault, Paris, (...)
7Sous-jacente à
beaucoup d’œuvres littéraires, picturales ou musicales de cette période,
la prise de position idéologique que recouvre la métaphore de l’ombre
et de la lumière apparaît dans La Flûte enchantée avec une
particulière netteté. Un motif est constamment associé au personnage de
la Reine de la Nuit ; c’est celui de l’opacité qui s’oppose à la libre
expansion du regard et, par là, entrave le mouvement même de la
connaissance. Ce conflit entre « la transparence et l’obstacle », pour
paraphraser un titre célèbre5,
rejoint le fantasme, caractéristique de la pensée des Lumières, d’une
possession optique du réel mis en évidence par Michel Foucault à partir
des inquiétantes utopies pénitentiaires de Bentham6 :
voir, c’est savoir, et savoir, c’est pouvoir. Tout comme ses suivantes,
les Trois Dames de la scène d’ouverture, la Reine de la Nuit est voilée,
impénétrable, inconnaissable, ou du moins se donnant pour telle. Ainsi
que le déclare Papageno, « quel mortel peut-il se vanter de l’avoir
jamais vue ? Quel regard humain saura percer son voile tissé de noir ? »
(acte I, sc. 2). Le dénouement (acte II, sc. 30) nous la montre sortant
de terre par une trappe et tenant à la main une torche noire :
comme une lampe ténébreuse, cette créature issue des profondeurs
telluriques diffuse autour d’elle, si l’on ose dire, une anti-lumière,
une chape d’obscurité, d’erreur et peut-être de calomnie, s’il est vrai
que le chef des Initiés n’est pas en réalité le vil séducteur qu’elle a
dépeint au naïf Tamino au cours du premier acte.
8Sarastro quant à
lui joue pleinement le rôle « solaire » qu’implique sa fonction
sacerdotale. Ordonnateur de l’initiation à laquelle sont soumis les deux
jeunes gens, il est, littéralement, celui qui éclaire et qui dévoile.
En révélant à Tamino et Pamina sa véritable nature, en démasquant pour
eux celle de la Reine de la Nuit, il les tire de l’illusion dans
laquelle ils étaient plongés, les libère de l’ensorcellement nocturne,
les élève à un degré plus haut de la connaissance que symbolise le
passage du ténébreux au lumineux, de la nuit au jour. Pour les héros
enfin initiés et solennellement reçus au temple du Soleil, la lumière se confond bien avec les Lumières .
Une allégorie maçonnique
- 7 Sur les premières interprétations allégoriques de l’opéra de Mozart (l’une par Ludwig von Blatzko, (...)
- 8 Du moins est-ce la thèse de J. Chailley (op. cit., pp. 19-28), qui tend à minimiser l’im de l’inter (...)
9Une telle
interprétation, qui sans doute correspond au message conscient de
l’œuvre tel que Mozart et ses collaborateurs l’ont voulu, conduit à une
lecture allégorique du scénario de La Flûte enchantée. Au-delà
de la formulation sous le voile de la fable d’une idéologie d’époque, on
a voulu y trouver un récit crypté dont il faudrait chercher les clés.
Dès 1794 fleurissent des exégèses assignant à chaque personnage de
l’intrigue une équivalence précise7.
On a pu ainsi voir dans la Reine de la Nuit l’image de la
« superstition », autrement dit de l’obscurantisme religieux, dans les
Trois Dames les trois religions monothéistes – judaïsme, christianisme,
islam, – dans Sarastro l’incarnation du mouvement maçonnique, voire plus
précisément encore la transposition de l’un des dignitaires de la
Franc-Maçonnerie viennoise qui, à divers titres, se trouvèrent impliqués
dans l’élaboration de l’œuvre : peut-être Ignaz von Born, secrétaire
général de la Grande Loge d’Autriche et auteur d’un travail sur
l’origine égyptienne de la Maçonnerie qui a pu influencer les créateurs
du livret, peut-être aussi un autre protecteur de Mozart, le baron von
Gebler, auteur du drame lyrique Thamos roi d’Égypte, pour lequel le musicien écrivit en 1773 une musique de scène qu’il remania en 1779. La Flûte enchantée a réutilisé de nombreux éléments empruntés à Thamos,
dont l’inspiration maçonnique est elle aussi patente. Enfin, on sait
que, comme Schikaneder, signataire officiel du livret, et comme tous
ceux qui furent mêlés à son élaboration (puisqu’on admet aujourd’hui
qu’il s’agit probablement d’une œuvre collective8),
Mozart était franc-maçon : initié au grade d’Apprenti le 14 décembre
1784, il devint Compagnon le 7 janvier puis Maître le 22 avril 1785.
- 9 Voir l’article de Pierre Enckell, « La franc-maçonnerie autrichienne entre pouvoir et liberté », in (...)
10Au même titre
que les Académies provinciales et les salons littéraires ou politiques,
les loges font partie de ces sociétés de pensée vouées à la diffusion
des idées nouvelles, quelles que soient les formes très diverses que
puissent prendre leurs activités : on y trouve aussi bien une
sociabilité épicurienne adaptée à l’esprit du siècle que des
spéculations ésotériques et parfois mystiques où un monde en voie de
déchristianisation cherche une sorte de sacré de substitution. Au
demeurant, l’appartenance à la Franc-Maçonnerie n’avait probablement
rien de bien subversif dans le contexte de l’époque, en Autriche
surtout : la condamnation pontificale de 1738 y resta juridiquement sans
effet, puisqu’elle n’avait pas été ratifiée par l’autorité civile, et
les loges furent protégées par Joseph II, empereur « éclairé », jusqu’à
la fin de son règne en 17909.
- 10 Jean et Brigitte Massin, W. A. Mozart, Paris, Club Français du Livre, 1959.
- 11 Outre l’ouvrage de J. Chailley, on peut mentionner Jacques Henry (Mozart frère maçon. La symbolique (...)
- 12 Sethos, histoire ou vie tirée des monuments anecdotes de l’ancienne Égypte, Paris, Jacques Guérin, (...)
- 13 Sur tous ces points – et sur bien d’autres motifs susceptibles d’une interprétation maçonnique – vo (...)
11La piste maçonnique, explorée par Jean et Brigitte Massin10, puis par Jacques Chailley et divers autres11, a renouvelé la compréhension de La Flûte enchantée
. Personne ou presque ne conteste plus ce point, l’intrigue transcrit
de manière voilée l’initiation maçonnique telle qu’elle était alors
pratiquée. Conformément au cérémonial en vigueur, les épreuves mettent
en jeu successivement les quatre éléments, air, eau, terre et feu ; ce
rituel reproduit le déroulement des initiations égyptiennes tel qu’il
est décrit dans le roman de l’abbé Terrasson Sethos, ouvrage
qui semble avoir beaucoup fait pour la diffusion de la thèse de
l’origine égyptienne de la Maçonnerie dont les décors de La Flûte – palmeraies, pyramides, hypogées – portent si fortement la marque12.
Le silence imposé à Tamino face à Pamina rappelle l’exigence du secret
maçonnique, dont le cadenas posé sur la bouche de Papageno constitue un
équivalent comique. L’évanouissement du jeune homme à la première scène –
et, plus loin, celui de la jeune fille – correspond à la mort
symbolique par laquelle doit passer le futur initié. On retrouve ici et
là des éléments épars qui renvoient aux rituels des initiations
féminines comme les roses, le chiffre cinq (trois est le chiffre de
l’initiation masculine), le bâillon posé sur la bouche, le contact avec
le serpent, rappel de la tentation d’Ève dans la Genèse, à qui est ici
affronté Tamino13.
Quant aux déclarations violemment misogynes dont le livret est rempli
(« Gardez-vous de la ruse des femmes ;/ C’est la première règle de notre
ordre », dit l’Orateur aux futurs initiés), il faudrait les interpréter
comme une mise en garde de la maçonnerie traditionnelle, exclusivement
masculine, face aux empiétements des « loges d’adoption » féminines,
tolérées par certaines obédiences, mais suspectes à beaucoup.
12L’explication
maçonnique ne présente qu’un inconvénient, qui est aussi son avantage
d’un autre point de vue ; comme toutes les interprétations
préconstruites mettant en jeu un système totalisant et non réfutable à
base d’ésotérisme ou d’alchimie (mais la psychanalyse elle non plus
n’échappe pas entièrement à cette critique), elle obéit au principe de
l’auberge espagnole : on n’y trouve que les denrées qu’on a pris soin
d’y apporter, différemment accommodées selon le talent du cuisinier.
Sans entrer dans les querelles entre musicologues, on peut néanmoins
tenir pour acquis les principaux résultats de l’analyse de Jacques
Chailley : La Flûte enchantée est un opéra maçonnique dans
lequel le triomphe de la clarté sur les ténèbres doit être compris comme
l’annonce de la victoire prochaine de l’esprit des Lumières, la
promesse messianique de l’ouverture d’une nouvelle ère. C’est
l’imminence de cet âge d’or pour une humanité prométhéenne que célèbrent
les Trois Garçons :
Le soleil va bientôt, pour annoncer l’aurore,
Resplendir en sa course dorée.
Bientôt la fausse croyance s’effacera,
Bientôt l’homme sage triomphera.
Oh, douce paix, viens jusqu’à nous,
Reviens dans le cœur des hommes ;
Alors la terre sera le royaume des cieux
Et les mortels égaleront les dieux. (Acte II, sc. 26).
Ombres et lumières : de l’affrontement à la réconciliation
13Victoire, donc,
de l’élément diurne sur l’élément nocturne. Mais faut-il prendre au pied
de la lettre cette proclamation d’un optimisme un peu trop fracassant,
confortée il est vrai par le tableau final ? Le triomphe de la lumière
et des Lumières laisse malgré tout une insatisfaction vague dont
témoignent à leur façon les rectifications de scénario proposées par
certaines mises en scène. Celle de Lucian Pintillé, pour le Festival
d’Aix-en-Provence en 1982, transforme le dénouement dans le sens d’une
réconciliation entre Sarastro et la Reine de la Nuit. Par une géniale
infidélité au texte du livret, le film de Bergman (1975) fait de Pamina
la fille de la Reine de la Nuit et de Sarastro, lequel abdique ses
pouvoirs pour les confier à la fin au couple des nouveaux initiés.
L’affabulation, on l’a vu, se situe pour l’essentiel dans le registre de
la dualité et de la confrontation : deux actes, auxquels président
respectivement les deux incarnations du pouvoir que sont la Reine et
Sarastro, l’une féminine et lunaire, l’autre masculine et solaire, et
deux héros pareillement organisés en couple, Tamino et Pamina, dont les
noms en écho, différenciés seulement par une infime variation
phonétique, signalent la symétrie. Ce principe de duplication, que l’on
retrouverait par exemple dans la valeur symbolique attribuée aux métaux –
l’or est masculin et solaire, l’argent féminin et lunaire – ou dans les
auxiliaires magiques mis à la disposition des protagonistes (le
glockenspiel pour Papageno, la flûte enchantée pour Tamino), rend compte
également du système des personnages. À l’exception de Monostatos, voué
à l’isolement comme le veut son nom (« celui qui se tient seul »), tous
sont organisés en couple ; comme pour satisfaire à cette loi et au
mépris de toute plate vraisemblance factuelle, Papageno se voit
attribuer une Papagena à son image, Ève surgie de nulle part offerte à
cet Adam burlesque.
14Ce qui suscite
une sorte de malaise dans le dénouement tel qu’il est ordinairement
compris, c’est-à-dire le triomphe de la clarté sur les ténèbres et de
Sarastro sur la Reine, c’est qu’il transforme cette dualité en
affrontement là où nous attendrions plutôt une fusion harmonique dans
l’unité retrouvée. Au terme, le combat comporte inévitablement un
vainqueur et un vaincu ; la Reine de la Nuit se trouve ainsi rejetée
dans les ténèbres infernales, et avec elle tout ce qu’elle représente,
le fanatisme et la superstition, certes, mais aussi la féminité, ou du
moins une certaine forme de la féminité. Démentis peut-être par la
lettre du livret, les remaniements du scénario que proposent Bergman ou
Pintillé correspondent bien à sa logique profonde : ils visent à
transformer un dénouement agonistique qui exclut en dénouement de
réconciliation qui réintègre, répondant ainsi à une attente inconsciente
du spectateur. La satisfaction morale et esthétique que dispense le
conte merveilleux atteint son plus haut degré non par la simple victoire
du Bien sur le Mal, mais par la conversion du second au premier.
15La
réinterprétation de l’intrigue à laquelle se livre Bergman, lorsqu’il
fait de Pamina la fille de Sarastro et de la Reine de la Nuit, et de la
réconciliation de ces derniers à travers la constitution du nouveau
couple Tamino-Pamina le véritable enjeu de toute l’action, ne relève
nullement d’un contresens, même si elle sollicite beaucoup les données
du texte. Un mystère en effet flotte autour de la filiation des deux
héros. Le père de Tamino est « un souverain qui règne sur bien des pays
et des hommes » (acte I, sc. 2), identité assez vague dont il faudra
nous contenter ; mais pourquoi ce souverain d’une contrée fort lointaine
a-t-il « si souvent parlé » à son fils de la Reine de la Nuit, comme si
les unissait quelque secret ancien ? Plus énigmatique encore, le père
de Pamina, dont nous apprendrons plus tard qu’il a jadis façonné la
flûte enchantée « dans une heure magique […] au plus profond du cœur
d’un chêne millénaire » (acte II, sc. 28), semble avoir été un puissant
magicien. En mourant, il a retiré à la Reine de la Nuit le pouvoir
qu’elle exerçait, ou plutôt celui qu’il lui avait délégué ; c’est à
Sarastro et à la confrérie des Initiés qu’il a souhaité confier l’objet
qui matérialise ce pouvoir, un « puissant cercle solaire aux sept
auréoles » (acte II, sc. 8), comme les sept orbes planétaires de
l’astronomie antique.
- 14 Voir les analyses d’Édouard Guitton dans son introduction à l’édition critique de Paul et Virginie, (...)
16Si rien
n’indique certes que Sarastro puisse être le père biologique de Pamina,
il se trouve ainsi investi d’une légitimité paternelle par délégation,
laquelle se heurte à une autre légitimité, celle de la filiation par le
sang, revendiquée par la Reine de la Nuit. La logique interne du
scénario nous invitant à le prolonger au-delà de ses données explicites,
la rencontre de Tamino et de Pamina ne reforme-t-elle pas un état
initial de perfection unitaire que l’on croyait perdu ? Presque
contemporain de La Flûte enchantée, Paul et Virginie
(1788) de Bernardin de Saint-Pierre joue pareillement sur la nostalgie
de l’unité ; le couple discrètement incestueux des deux enfants reforme
l’androgyne primitif du mythe platonicien du Banquet, être
total et autosuffisant antérieur à la séparation des sexes. Restaurant
l’unité à partir de la dualité, l’union de Tamino et de Pamina
accomplirait ainsi dès cette vie l’idéal humain du couple que le roman
de Bernardin de Saint-Pierre relègue soit dans le paradis perdu de
l’enfance, soit dans l’« Orient éternel » du paradis céleste auquel seul
la mort donne accès14.
La part de l’ombre
17Une telle
perspective suppose que soient aussi résolues toutes les antinomies et
liquidés tous les conflits, ce que ne permet pas véritablement la
disqualification brutale de la Reine de la Nuit découlant d’une lecture
littérale du livret. Certes, les moralités sans nuances et les
oppositions tranchées sont la loi du conte merveilleux : il convient que
le Bien triomphe et que les Méchants soient châtiés. Mais la
distribution des rôles au sein du scénario échappe partiellement à ce
schématisme. Tout se passe comme si deux modèles s’y superposaient. Le
premier, le plus visible, est dualiste. Bien et Mal, lumière et
ténèbres, philosophie et superstition s’y opposent terme à terme. Cette
logique d’affrontement peut conduire à la victoire d’une instance sur
une autre, non à une synthèse. Le manichéisme, qui revient à faire du
monde le théâtre du combat entre deux principes, l’un positif et l’autre
négatif – Ormuzd et Ahriman – a parfois été perçu au xviiie
siècle comme une explication philosophiquement acceptable au problème
du mal. Il a notamment fasciné Voltaire, qui y a consacré plusieurs de
ses contes, par exemple Le Blanc et le Noir . Faut-il rappeler
que le nom de Sarastro transcrit probablement, sous une forme vaguement
italianisée, celui de Zoroastre ou Zarathoustra, fondateur du mazdéisme
iranien ? Le personnage du Maure Monostatos, conventionnellement
« noir » au moral et au physique comme Pamina est « blanche », relève de
cette psychologie rudimentaire appuyée sur des jeux d’oppositions et de
parallélismes.
- 15 J. Chailley consacre un chapitre de son livre (p. 29-35) à ce qu’il appelle « la légende du livret (...)
18Le second
modèle, bien moins évident, met l’accent sur la solidarité interne des
personnages, sur la continuité thématique qui les unit, sur
l’organisation unitaire du scénario sous-jacente à son dualisme
apparent. Quelques contradictions jouent ici un rôle d’indice. Ainsi la
Reine de la Nuit est un personnage initialement donné pour pleinement
positif – après tout, c’est elle qui, par l’entremise des Trois Dames,
sauve Tamino du serpent – avant de devenir le symbole de toutes les
négativités. Entre Sarastro et la Reine intervient plus tard un
véritable transfert de personnalité accompagnant le renversement de la
relation de pouvoir : c’est elle qui assume désormais tous les traits
négatifs auparavant attribués au chef des Initiés. Cette apparente
inconséquence a donné quelque consistance à la thèse, aujourd’hui
semble-t-il abandonnée, d’un remaniement tardif (et aussi maladroit) du
livret qui en aurait entièrement modifié le sens15.
Elle revient également à suggérer la profonde équivalence des deux
personnages ainsi rendus mutuellement substituables, voire leur
solidarité organique. La trahison de Monostatos, auxiliaire du
grand-prêtre devenu celui de la souveraine, répond en vérité à une autre
trahison – il faut bien la considérer comme telle –, celle de Tamino,
chargé par elle de délivrer Pamina et passé dans le camp de Sarastro ;
comme pour souligner ce parallélisme, à l’un et à l’autre elle promet
semblablement sa fille en récompense.
19Ces pouvoirs
concurrents ne sont-ils pas d’une certaine façon complices ? Entre les
Trois Dames, suivantes de la Reine, et les Trois Garçons qui accueillent
Tamino au nom de Sarastro (acte II, sc. 16), il y a plus qu’un
parallélisme structurel ; personnages adjuvants de la quête, ils ont
pour fonction les uns et les autres de guider les héros ou de les
secourir grâce à des objets magiques (la flûte, le glockenspiel). Ce
sont les Trois Dames qui, comme on passe le relais, remettent d’avance
Tamino et Papageno entre les mains des Trois Garçons (« Ils guideront
vos pas. /Ne vous fiez qu’à leurs avis », acte II, sc. 8), attestant
ainsi la continuité de l’aventure et la solida effective d’instances
théoriquement opposées.
- 16 C’est ce qu’exprime à sa manière le vieillard de Paul et Virginie à l’instant où, au milieu du livr (...)
20Le processus de
l’initiation doit donc être compris comme un tout. La Reine de la Nuit y
participe, au même titre que Sarastro. La traversée de son empire est
nécessaire à l’accomplissement du rituel. Pour revenir à la grande
opposition de l’ombre et de la lumière, l’une ne peut aller sans
l’autre. Si le jeune profane qu’est encore Tamino cherche à « déchirer
les ténèbres qui voilent son regard, pour apercevoir en ce sanctuaire la
lumière suprême » (acte II, sc. 1), cet itinéraire présuppose un
parcours du nocturne précédant l’illumination solaire de la révélation
initiatique. Le versant obscur et le versant lumineux ne sont pas
antagonistes, mais complémentaires16 ;
ou plutôt cet antagonisme, s’il est effectif, se situe à un niveau de
compréhension élémentaire que l’initiation a peut-être précisément pour
but de dépasser.
21Ce qui rend un
peu moins bizarre l’indication scénique du premier tableau, qui nous
présente Tamino « revêtu d’un splendide habit de chasse japonais »,
vêtement pour le moins incongru puisque la scène est censée se dérouler
en Égypte ! Comment comprendre cette précision saugrenue, qui n’a pas
peu fait pour la réputation d’incohérence dont a pâti le livret ? Elle
revient d’abord à désigner le jeune prince comme un étranger,
brusquement transporté dans un espace autre, sans repères, désarmé – il a
bien un arc, mais pas de flèches –, vulnérable face au mensonge et à
l’erreur, et dont l’apprentissage passera par un aveuglement initial.
Plus précisément, son pays d’origine, le Japon, n’a pas été choisi au
hasard. Venu du pays du Soleil Levant, Tamino accomplit un itinéraire
symbolique qui le conduira, après avoir traversé l’empire de la Reine de
la Nuit, vers le royaume solaire des Initiés. Ex Oriente lux,
dit l’adage ; mais cette aurore naissante à l’Orient du monde doit se
fortifier à la lumière de l’Égypte après avoir affronté l’épreuve des
ténèbres. La trajectoire du héros, parallèle à la course de l’astre, va
du « soleil levant » extrême-oriental, promesse de lumière plutôt que
lumière, à l’illumination symbolique que représente le temple du soleil
final ; mais cette épiphanie solaire suppose le passage par le royaume
nocturne du premier acte.
La poésie des ténèbres et la frange obscure des lumières
22Dépasser
l’interprétation manichéenne, c’est aussi comprendre que la Reine et
Sarastro participent l’un et l’autre du thème de l’obscur et de celui du
lumineux. À plusieurs reprises, la Reine de la Nuit est paradoxalement
qualifiée de « flamboyante » ou de « resplendissante d’étoiles » (Sternflammende Königin),
comme pour suggérer quelque éclat secret dissimulé sous la chape de
ténèbres. La nuit est ce qui, allégoriquement, fait obstacle à la
volonté humaine de connaissance des choses, donc cette opacité qui
s’oppose à l’ambition prométhéenne de l’esprit des Lumières. Mais elle
est aussi, littéralement, ce qui ne peut être connu, la figure
même du mystère, car, comme le dit Papageno, « quel regard humain
saurait percer son voile tissé de noir ? » (acte I, sc. 2). La solennité
presque religieuse de la formule, qui rappelle Novalis et ses Hymnes à la nuit,
serait tout à fait incompréhensible si la Reine symbolisait seulement
les puissances négatives de l’imposture et du mensonge. Sans doute
faut-il chercher dans cette silhouette obscure la tension d’un désir
inassouvi, celui de la connaissance. Derrière le voile qui cache et qui
attire, on pressent une vérité, une révélation à venir, qui donne
l’impulsion première à la quête et appelle la lumière de l’initiation.
La Reine de la Nuit serait donc à la source même de cette illumination
future dont la clarté viendra la détruire.
- 17 Voir sur ce point Roland Mortier, « Sensibilité, néoclassicisme ou préromantisme ? », dans P. Viall (...)
23La majesté
cosmique de cette figure nocturne couronnée d’étoiles fait
indiscutablement problème si l’on se borne à voir en elle l’allégorie de
la superstition, ou du fanatique religieux, ou de l’ordre ancien, en
somme l’image négative des anti-Lumières. La puissance de fascination
qui émane de la Reine de la Nuit renvoie à ce versant « nocturne » de
l’âge des Lumières qui s’affirme à partir des années 1770. Nourrie par
les Nuits d’Young naît une poésie de la nuit et des tombeaux que l’on retrouve dans les romans « gothiques » anglais et dans le Sturm und Drang germanique. À l’image de la dormeuse du célèbre tableau de Füssli (Le cauchemar,
1782), convulsée dans son vêtement d’un impeccable drapé par les
troubles démons du sommeil, l’esthétique de la fin du siècle oscille
entre les deux pôles du diurne et du nocturne, entre les deux modèles
théoriquement antagonistes, en réalité souvent indissociables, du
néo-classicisme apollinien et du préromantisme dionysiaque17.
24Inversement,
Sarastro, l’incarnation du principe solaire, n’a-t-il pas à divers
égards partie liée avec les ténèbres ? Qu’il ait eu longtemps pour homme
de confiance, ou peut-être exécuteur de ses basses œuvres, le très
ténébreux Monostatos (lequel rejoindra plus tard le camp de la Reine de
la Nuit) est pour le moins inquiétant. Il reconnaît lui-même avoir
enlevé Pamina contre son gré, non pour la violer, comme l’en accuse la
mère de la jeune fille – cela, son auxiliaire et « mauvais double » s’en
chargerait volontiers – mais pour la soustraire à l’influence
corruptrice d’une génitrice dénaturée. C’est lui, toutefois, qui la
dépeint telle, et après tout nous ne sommes pas tenus de le croire. Que
lui reproche-t-il ? D’être une femme, d’abord, donc un être inférieur
qui « agit peu et parle beaucoup » (acte I, sc. 15), indigne d’être
initié et dont le contact impur pourrait profaner le temple. Ensuite de
faire preuve d’« orgueil » en refusant de reconnaître cette infériorité
et de se plier à la supériorité masculine. Enfin, et plus précisément,
de chercher à « séduire le peuple par l’illusion et la superstition et
détruire le solide édifice de notre temple » (acte II, sc. 1) –
traduisons : de vouloir discréditer dans l’opinion par des rumeurs
calomniatrices l’activité des loges maçonniques ; ce que font en effet
les Trois Dames dans leurs conciliabules malveillants (« On parle
beaucoup à voix basse/De la fourberie de ces prêtres », acte II, sc. 5).
- 18 Voir l’article cité.
25Certes, ces
bavardages féminins sont présentés comme des racontars sans le moindre
fondement. Ils n’en jettent pas moins le soupçon sur les pratiques
supposées de la confrérie des Initiés, contre qui se trouve retourné de
la façon la plus inattendue l’un des thèmes critiques les plus usés de
la propagande des Lumières, celui de l’imposture ecclésiastique. Les
moines libidineux qui couvrent leurs débauches du manteau de la
religion, séquestrent dans les retraites obscures de leurs couvents de
jeunes vierges destinées à leurs plaisirs et en imposent au peuple
ignorant par de pieuses simagrées appartiennent à un lieu commun
romanesque rebattu dont on pourrait retracer l’histoire depuis son
origine (l’épisode de l’imposteur Stroukaras dans l’Histoire des Sévarambes
de Veiras, 1677) jusqu’aux romans de Sade en passant par la littérature
« noire » ou « gothique » d’origine anglaise. L’étrange est que ce
motif anticlérical et antichrétien prenne pour cible les représentants
les plus militants du mouvement des Lumières : paradoxalement, ce sont
les Initiés, dénonciateurs de la superstition, qui font ici figure de
secte suspecte. Suspecte aussi, ou du moins excessive, et à l’origine
d’une sorte de malaise, la déférence ostentatoire qui entoure le
personnage de Sarastro, encensé comme un dieu vivant par le chœur des
prêtres (« Vive Sarastro ! Longue vie à Sarastro ! […]. C’est notre
dieu, nous lui sommes tous voués », acte I, sc. 18). Jean Starobinski18
a fort bien analysé ce que ce « culte de la personnalité » recèle d’un
peu inquiétant : le pouvoir du grand prêtre se réclame d’une instance
impersonnelle non contestable – la Raison, la Philosophie, le Progrès,
les Lumières – mais c’est bien en réalité de manière personnelle qu’il
l’exerce, bénéficiant pour son propre compte de la légitimité qui
n’appartient qu’à l’idéal abstrait dont il se dit seulement le
représentant.
- 19 Le texte intitulé Traité des trois imposteurs ou l’esprit de Spinoza, dont l’auteur est inconnu, a (...)
26Le double
visage de Sarastro, incarnation sublime d’une sagesse rayonnante, selon
le chœur de ses partisans, ou bien monstre libidineux à la tête d’un
collège de prêtres imposteurs, si l’on en croit la Reine de la Nuit,
renvoie aux ambiguïtés du despotisme éclairé, grand mythe politique des
Lumières : forcer le cours de l’Histoire pour instaurer le règne de la
justice et du progrès ne peut aller, malheureusement, sans quelques
concessions à la contrainte, à la violence ou au mensonge. Qu’importe,
si l’intention est pure ? La noblesse du but à atteindre justifie
l’impureté des moyens. Le despote éclairé se trouve de la sorte entraîné
sur le terrain des forces obscures qu’il voulait combattre, jusqu’à
s’identifier à elles. Sarastro a bien fait enlever Pamina comme on l’en
accuse, pour la soustraire, dit-il, à l’emprise néfaste de sa mère, ce
qui est aussi une façon de la soumettre à la sienne. La communauté des
Initiés, au sein de laquelle la jeune fille est détenue, peut après tout
faire figure de secte : un insidieux discours de propagande s’efforce
de substituer aux liens du sang la dévotion à la personne charismatique
du chef, le rituel de l’initiation couvre d’une solennité liturgique un
message qu’il est permis de trouver bien banal tout en nourrissant chez
les adeptes un sentiment d’appartenance élitaire, la célébration
messianique d’un âge d’or à venir transpose en la laïcisant
l’eschatologie religieuse traditionnelle… En forçant beaucoup le trait,
ou en prolongeant les données du texte au-delà sans doute de ce qui est
raisonnablement permis, on pourrait voir en Sarastro un double de ces
grands manipulateurs politico-religieux que dénonce la littérature
militante du xviiie
siècle, à ajouter à la liste traditionnelle des « trois imposteurs »
(Moïse, le Christ, Mahomet) évoqués dans les plus hardis des manuscrits
clandestins19. En cessant d’être aspiration utopique pour s’inscrire dans l’ordre du réel, en somme en passant du monde immaculé des fins au monde impur des moyens,
l’idéal des Lumières ne court-il pas le risque de pactiser avec les
ténèbres qu’il combat, et donc de tomber sous le coup de sa propre
critique ? Ce soupçon, que l’ambiguïté du livret rend légitime sans
pourtant l’énoncer clairement, nourrira plus tard la réflexion sur la
Révolution Française, lorsque le régime de la Terreur à l’intérieur et
l’impérialisme guerrier à l’extérieur auront brisé l’illusion optimiste
d’un triomphe pacifique des Lumières.
27Fascination
poétique du secret pressenti derrière le voile noir de la Reine de la
Nuit, résurgence paradoxale des forces obscures au sein même du combat
pour la clarté : le scénario de La Flûte enchantée, si l’on
accepte d’en prolonger les virtualités au-delà du schématisme manichéen
dans lequel on serait tenté de l’enfermer, disqualifie l’antagonisme
trop simple entre lumières et ténèbres pour lui substituer les
incertitudes et les complexités du demi-jour.
Papageno ou l’innocence sauvage
28Encore est-ce
toujours s’en tenir à la problématique de l’ombre et de la clarté
caractéristique de l’imaginaire des Lumières, même si l’on récuse
l’interprétation sommairement dualiste qui en est donnée habituellement.
Un personnage au moins, dans La Flûte enchantée, semble
échapper entièrement à cette dialectique de l’obscur et du lumineux, et
plus généralement à tout rapport dualiste au monde. Fournisseur
d’oiseaux auprès de la Reine de la Nuit, puis compagnon malgré lui de
l’itinéraire solaire de Tamino, Papageno n’appartient en réalité à aucun
camp, ni celui de l’ombre, ni celui de la clarté.
29Ce n’est qu’en
apparence que son itinéraire semble se calquer, comme celui d’un double
mineur, sur celui de Tamino, qu’il accompagne dans ses épreuves sans
chercher à en pénétrer le sens. Peu lui chaut pour sa part d’être ou non
initié, pourvu que ses besoins vitaux soient satisfaits :
Lutter n’est pas mon fort. Et puis, au fond, je n’ai pas du tout besoin de sagesse. Je ne suis qu’un homme simple, qui se contente de dormir, de manger et de boire ; et si un jour je pouvais mettre la main sur une jolie petite femme… (acte II, sc. 3)
30Nullement
concerné par la trajectoire de l’ombre à la lumière qu’accomplissent les
autres personnages, il est tout entier dans ce rapport immédiat et
instinctif au monde qui tient à l’assouvissement des nécessités
biologiques, dans cette innocence d’un Adam qui n’aurait pas encore
goûté le fruit de l’arbre de la connaissance. Mais, plus qu’à cette
imagerie biblique de l’origine, c’est aux diverses mythologies
primitivistes du xviiie siècle qu’il faut associer le personnage de Papageno.
- 20 Gaspard Guillard de Beaurieu, L’Élève de la nature, Amsterdam et Paris, Panckoucke, 1766. Comme les (...)
- 21 Sur ces diverses figures de la mythologie primitiviste au xviiie siècle, voir les Actes du colloque (...)
- 22 Sans doute est-ce ainsi qu’il faut interpréter la « naïveté » parfois cynique du person d’Arlequin (...)
- 23 Voir Claude Gaignebet, À plus hault sens, l’ésotérisme spirituel et charnel de Rabelais, Paris, Mai (...)
31« Homme de la Nature » (Naturmensch), il évoque à la fois l’image des Tahitiens du Supplément au voyage de Bougainville de Diderot, l’« enfant sauvage » grandi loin des hommes dans la familiarité des animaux, comme les adolescents de La Dispute de Marivaux ou comme cet « élève de la Nature », héros d’un roman de Guillard de Beaurieu qui fut célèbre20,
voire cette hypothétique humanité de l’état de nature que Rousseau
oppose à l’« homme de l’homme » façonné par la société civile21.
Tout en lui renvoie à un état premier d’indistinction, d’unité de
l’homme et du monde. Son métier – ou son occupation – le met en contact
avec la vie naturelle. Encore mal dégagé de l’animalité, comme le
suggère son corps couvert de plumes (il pourrait certes s’agir d’un
vêtement, mais rien ne le confirme), il incarne un état intermédiaire
entre l’homme et l’oiseau, conformément à son nom : Papageno – le papegeai
de la langue de Rabelais –, autrement dit le perroquet. Il peut aussi
évoquer Arlequin, personnage de la comédie italienne que son masque de
cuir semblable à un mufle et son ingénuité cynique associent au physique
et au moral au monde de l’animalité, ou du moins de la sauvagerie22.
Difficile aussi de ne pas penser à l’« homme sauvage », cette étrange
figure de la tradition folklorique européenne dont Claude Gaignebet a
retracé l’histoire23.
Couvert de plumes, comme Papageno, ou plus souvent de fourrure, cet
être mythique intermédiaire entre l’animal et l’homme qui passe pour le
« fils de l’ours » est lié, comme l’ont montré les folkloristes, à la
déshibernation annuelle du plantigrade, à la reprise végétative
accompagnant le retour du printemps, et plus généralement à tous les
rites agraires de fécondité.
32C’est à cette
thématique de la fécondité qu’il faut peut-être rattacher les activités
après tout étranges de Papageno oiseleur. Pourquoi ces oiseaux dont il
fait commerce et cette cage sur son dos ? L’aria de l’acte I, sc. 2,
donne la réponse, en suggérant que cette occupation insolite pourrait
bien avoir une connotation érotique :
Je suis l’oiseleur, me voilà
Toujours joyeux, hop là, tra la la !
Moi, l’oiseleur, je suis connu
Des jeunes et des vieux, en tous lieux.
Je voudrais un filet pour demoiselles
J’en attraperais à la douzaine. (acte I, sc. 2)
- 24 Voir les gravures reproduites dans la partie iconographique de l’ouvrage de Frédérick Tristan, Le M (...)
33Ce « filet pour demoiselles », qui transpose exactement un motif fréquent dans l’iconographie populaire du xviie et du xviiie siècle24,
confère à la cage de l’oiseleur, si l’on ose dire, la signification
inattendue d’un piège à filles. Ainsi s’établit une convergence,
évidemment fortuite, avec certaines œuvres de Rétif de la Bretonne comme
La découverte australe par un homme volant (1781) ou L’enclos et les oiseaux(1802),
où s’épanouissent d’étranges fantasmes associant envol et prédation
érotique, confinement des proies féminines dans l’enceinte protégée du
harem et célébration d’une inépuisable fécondité reproductrice.
34Surgie de nulle
part, sinon du désir qui l’appelle à l’être, Papagena, la femme-oiseau
elle aussi couverte de plumes, apparaît tout d’abord sous l’aspect peu
engageant d’une vieille hideuse avant de se métamorphoser soudainement
(acte II, sc. 24) en une jeune femme appétissante, épouse et double de
Papageno ; image, peut-être, de la puissance de rénovation inscrite dans
le temps cyclique des rythmes naturels, du passage de l’ancienne année à
la nouvelle année, de la stérilité hivernale à l’exubérance vitale du
printemps. C’est bien, comme chez Rétif, sur l’exaltation à la fois
lyrique et burlesque de l’abondance procréatrice que s’achève le duo
final de Papageno et Papagena évoquant la foule de leurs enfants à
venir :
Papageno : D’abord un petit Papageno !
Papagena : Puis une petite Papagena
Papageno : Puis un autre Papageno !
Papagena : Puis une autre Papagena
C’est une joie profonde
Quand beaucoup, beaucoup, beaucoup, beaucoup
De Papageno
De Papagena
Font le bonheur des parents (acte II, sc. 29)
35Jacques Chailley juge sévèrement la perspective ouverte par cette prolifération presque animale :
- 25 Op. cit., p. 296.
L’attendrissement de sympathie que provoque le « gentil » couple cache un symbole amer : cette union de deux médiocrités engendrera beaucoup de petits Papagenos et de petites Papagenas semblables à leurs parents (le texte y insiste), et ils peupleront la terre de leur propre médiocrité. 25
36Faut-il partager
ce pessimisme ? C’est bien au couple profane constitué par Papageno et
Papagena, non à celui des nouveaux initiés Tamino et Pamina, que Mozart a
voulu attribuer cet épilogue conventionnellement euphorique qui, depuis
toujours, est celui des contes : « Ils se marièrent, ils furent heureux
et ils eurent beaucoup d’enfants. »
***
37À Papageno et
Papagena le dynamisme vital et la puissance procréatrice ; à Tamino et
Pamina la consécration plus austère qu’apporte à la beauté et à la
sagesse, selon la formule du chœur des prêtres (acte II, sc. 30), la
lumière de l’initiation : deux couples, deux conclusions, deux rapports
au monde que l’opéra juxtapose sans nécessairement les hiérarchiser.
38Pour Tamino et
Pamina, l’illumination finale est l’aboutissement d’un itinéraire
complexe de l’ombre à la clarté, posées comme antagonistes mais
pareillement nécessaires. Le cheminement implique le recours à autrui,
car on ne s’initie pas soi-même, et le dépassement des élans spontanés
du cœur – ici, la dévotion initiale que manifestent les deux jeunes gens
à la Reine de la Nuit – au profit du retour sur soi réflexif et de la
pensée seconde, qui en feront des disciples de Sarastro. Pour Papageno
et Papagena, cette oscillation dualiste entre l’obscurité et la lumière
n’est pas pertinente. Êtres « non problématiques », ils n’ont d’autres
lois que la satisfaction des besoins physiques et la dictée impérieuse
de l’instinct. Ils définissent un autre modèle, qui exclut la voie
médiate de la réflexion au profit de la spontanéité du désir et
privilégie la relation charnelle à la nature plutôt que le
perfectionnement spirituel promis à l’initié. Nostalgie de l’origine
perdue, comme chez Rousseau, ou aspiration à l’ensauvagement
décivilisateur, comme chez Chateaubriand, l’innocence sauvage de
Papageno incarne bien l’alternative à l’idéal des Lumières.
Notes
1 La Flûte enchantée, opéra en deux actes de W. A. Mozart, texte d’Emanuel Schikane, traduction de Françoise Ferlan, in L’Avant-Scène Opéra, n° 101 (sept. 1987), nouvelle édition (1992), p. 21-106. Toutes les citations du livret renvoient à cette version.
2
Du moins est-ce ce que semble indiquer le « splendide habit de chasse
japonais » dont il est vêtu. Reste que cette traduction ne rend pas
l’ambiguïté – volontaire ou non, car il peut s’agir d’une coquille – de
l’adjectif original javonische, qui n’existe pas en allemand.
3 Jean Starobinski, « Lumières et pouvoir dans La Flûte enchantée », in 1789, Les emblèmes de la Raison, Paris, Flammarion, collection Champs, 1979, p. 137-157. Cet article est peut-être la meilleure étude qui ait été écrite sur La Flûte enchantée. La nôtre lui doit beaucoup.
4 Sur la dimension européenne des Lumières, voir le numéro spécial de la revue Dix-Huitième Siècle (n° 10, 1978) intitulé « Qu’est-ce que les Lumières ? ».
5 Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, 1971 (1re édition 1958).
6 Jeremy Bentham, Le Panoptique, précédé de L’Œil du pouvoir, entretien avec Michel Foucault, Paris, Belfond, 1977.
7
Sur les premières interprétations allégoriques de l’opéra de Mozart
(l’une par Ludwig von Blatzko, l’autre par Johann Valentin Eybel, toutes
deux publiés en 1794) voir l’ouvrage de Jacques Chailley La Flûte enchantée, opéra maconnique, Paris, Robert Laffont, 1991 (nouvelle édition), pp. 55-56.
8 Du moins est-ce la thèse de J. Chailley (op. cit.,
pp. 19-28), qui tend à minimiser l’im de l’intervention de Schikaneder
et souligne au contraire la forte probabilité d’autres collaborations :
von Born, Giesecke et surtout Mozart lui-même, d’autres encore
peut-être.
9 Voir l’article de Pierre Enckell, « La franc-maçonnerie autrichienne entre pouvoir et liberté », in L’Avant-Scène-Opéra, op. cit., p. 11-14.
10 Jean et Brigitte Massin, W. A. Mozart, Paris, Club Français du Livre, 1959.
11 Outre l’ouvrage de J. Chailley, on peut mentionner Jacques Henry (Mozart frère maçon. La symbolique maçonnique dans l’œuvre de Mozart, Paris, Alinéa, 1991) et les diverses études de Philippe A. Autexier, notamment Mozart et Liszt sub rosa, Poitiers, l’Auteur, 1984.
12 Sethos, histoire ou vie tirée des monuments anecdotes de l’ancienne Égypte, Paris, Jacques Guérin, 1731. Les principaux emprunts à Sethos
– vraisemblablement à partir de la tra allemande publiée en 1777 –
concernent l’épisode de l’initiation du héros aux mystères égyptiens,
soit les livres III et IV d’un vaste roman qui en comporte dix. Il est
douteux que l’au ait voulu conférer à cette initiation une valeur
maçonnique, puisqu’il ne semble pas que Terrasson ait jamais appartenu
au mouvement ; inversement, sous l’influence de l’égyptomanie des années
1780, celui-ci est allé chercher dans Sethos des cautions
culturelles et des décors. À la même époque apparaissent dans les
jardins de goût anglais ou anglo-chinois des « fabriques » égyptisantes
comme la pyramide du Parc Monceau (1779), dessinée par Carmontelle pour
la « folie » du duc de Chartres. Dès la mise en scène originale de 1791,
les décors de La Flûte enchantée (par Gayl et Nessthaler)
associent à l’Antiquité classique l’imagerie égyptienne : pyra, stèles,
hypogées, etc. Mais ce sont les extraordinaires décors exécutés par
Schinkel pour la représentation de La Flûte à l’Opéra Royal de Berlin en 1815, dignes des architectes vision de la fin du xviiie
siècle comme Ledoux ou Lequeu, eux aussi inspirés par l’Égypte, qui
expriment le mieux la dimension fantastique de ce type de motifs. Sur
l’égyptomanie dans les arts, voir Jean-Marcel Humbert, L’Égyptomanie dans l’art occidental, Courbevoie, ACR Édi, 1989, ou le catalogue de l’exposition Egyptomania. L’Égypte dans l’art occidental, 1730-1930, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 1994, et surtout l’ouvrage essentiel de Jurgis Bal, La Quête d’Isis, essai sur la légende d’un mythe, Paris, Flammarion, 1985. Pour l’interprétation du thème égyptien dans Sethos, voir notre étude sur « L’Égypte romanesque au début du dix-huitième siècle », Eighteenth-Century Fiction, vol. 8, n° 2, January 1996, p. 171-192.
13
Sur tous ces points – et sur bien d’autres motifs susceptibles d’une
interprétation maçonnique – voir l’ouvrage cité de J. Chailley.
14 Voir les analyses d’Édouard Guitton dans son introduction à l’édition critique de Paul et Virginie, Paris, Imprimerie Nationale, collection Lettres Françaises, 1984.
15
J. Chailley consacre un chapitre de son livre (p. 29-35) à ce qu’il
appelle « la légende du livret remanié » : une première version, dans
laquelle la reine des fées envoyait le héros délivrer sa fille
prisonnière d’un méchant magicien, aurait été hâtivement transformée par
Schikaneder pour se démarquer d’un concurrent utilisant le même
scénario, au mépris de la cohérence interne des personnages et de la
logique de l’intrigue. D’où la transformation du rôle de la Reine, désor
représentante du Mal, tandis que l’enchanteur (Sarastro) incarne les
forces du Bien.
16 C’est ce qu’exprime à sa manière le vieillard de Paul et Virginie
à l’instant où, au milieu du livre exactement, il annonce qu’il
s’apprête à passer des « images du bonheur » à « celles du malheur »,
autrement dit de la partie « lumineuse » à la partie « ténébreuse » de
son récit : « Semblable au globe sur lequel nous tournons, notre
révolution rapide n’est que d’un jour, et une partie de ce jour ne peut
recevoir la lumière que l’autre ne soit livrée aux ténèbres » (J. -H.
Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, éd. Guitton, p. 195).
17 Voir sur ce point Roland Mortier, « Sensibilité, néoclassicisme ou préromantisme ? », dans P. Viallaneix (éd.), Le Préromantisme, hypothèque ou hypothèse ?, Actes du colloque de Clermont-Ferrand, Paris, Klincksieck, 1975, p. 310-318.
18 Voir l’article cité.
19 Le texte intitulé Traité des trois imposteurs ou l’esprit de Spinoza,
dont l’auteur est inconnu, a été diffusé clandestinement à partir de
1706 sous la forme de copies manuscrites reproduites à des dizaines
d’exemplaires. Voir J. S. Spink, La libre pensée française de Gassendi à Voltaire, Paris, Éditions Sociales, 1966, p. 281-59.
20 Gaspard Guillard de Beaurieu, L’Élève de la nature,
Amsterdam et Paris, Panckoucke, 1766. Comme les personnages de la pièce
de Marivaux, l’Ariste de Guillard de Beaurieu, élevé d’abord dans une
cage puis sur une île déserte, a été soumis à une expérience pédagogique
d’isolement destinée à vérifier les prémisses de la philosophie
empiriste.
21 Sur ces diverses figures de la mythologie primitiviste au xviiie siècle, voir les Actes du colloque Primitivisme et mythes des origines dans la France des Lumières, 1680-1820, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1989.
22
Sans doute est-ce ainsi qu’il faut interpréter la « naïveté » parfois
cynique du person d’Arlequin dans le théâtre de Marivaux. La comédie de
Delisle de la Drevetière Arlequin sauvage (1722) en fait le porte-parole de l’état de nature et le critique virulent des artifices de notre civilisation.
23 Voir Claude Gaignebet, À plus hault sens, l’ésotérisme spirituel et charnel de Rabelais, Paris, Maisonneuve et Larose, 1986, p. 157-168.
24 Voir les gravures reproduites dans la partie iconographique de l’ouvrage de Frédérick Tristan, Le Monde à l’envers, Paris, Atelier Hachette-Massin, 1980.
25 Op. cit., p. 296.
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